Le choix des libraires vous invite à la rencontre de Fanny Héquet, la propriétaire de la librairie « le Détour » de Granville dans la Manche. Avec elle, partagez ses coups de c?ur et ses auteurs favoris comme Richard Adams, David Fauquemberg ou encore Michel Jullien.
La terre était grasse et meuble, et dans la pénombre olivâtre poussaient les herbes qui se plaisaient sur les sols cultivés, la fumeterre, la moutarde, le mouron rouge et la camomille. Les plantes ondoyaient dans une brise légère tandis que le soleil maculait de petites pointes jaunes la terre brune, les cailloux blancs et les mauvaises herbes. Néanmoins, cette agitation constante n'avait rien d'inquiétant, car le champ tout entier y prenait part et le seul bruit qu'on entendait était le frémissement doux et régulier des feuilles.
Le clair de lune n'est jamais acquis. Il est comme la neige d'automne ou la rosée des matins de juillet. Il ne révèle pas : il transforme ce qu'il recouvre.
Entre les bosquets et la rive, la pente était couverte de cardamines. Chaque fleur mauve pâle se dressait sur sa tige frêle au-dessus d'une rosette de feuilles rappelant le cresson. La faible brise retomba, et le vallon, enveloppé de longs rais éblouissants et protégé par ses rideaux d'arbres, fut plongé dans le silence. Dans ce calme limpide, telles des plumes se déposant délicatement à la surface d'un étang, vint se poser le chant d'un coucou.
La saison des primevères était passée. A l'orée du bois, là où les arbres laissaient place à une clairière en pente douce, seules quelques tâches d'un jaune décoloré subsistaient encore parmi les mercuriales vénéneuses et les racines de chêne. Un peu plus bas, au-delà d'une vieille barrière et d'un fossé envahi de broussailles s'étendait un pré, percé ça et là de terriers de lapins.
(incipit)
Comme pour les blessures graves, il faut parfois un certain temps avant de ressentir la douleur provoquée par une grande émotion.
Les créatures qui n'ont ni heure ni minute sont aussi sensibles aux secrets du temps qui passe qu'à ceux du temps qu'il fait ; elles savent également parfaitement s'orienter, comme en témoignent leurs extraordinaires migrations. Un lapin est capable de percevoir les changements de température et d'humidité du sol, la baisse d'intensité de la lumière, les variations du mouvement des feuilles dans la brise, ainsi que la direction et la force des courants d'air au ras du sol.

Les hommes n'ont pas conscience que le jour n'est pas celui qui chasse la nuit. Pour eux, même lorsqu'elle est voilée de nuages, la présence du soleil est l'état naturel de la terre et du ciel. Quand ils pensent aux collines, ils ne les imaginent pas dans l'obscurité, de même qu'ils ne se représentent jamais un lapin sans fourrure. Ils oublient le squelette sous la chair, ils oublient le clair de lune et prennent le jour pour acquis, alors que celui-ci ne fait pas partie des collines. Le clair de lune est inconstant, il décroît puis croît à nouveau. Les nuages peuvent l'obscurcir bien plus qu'ils n'obscurcissent le soleil. On ne peut vivre sans eau, mais on peut se passer de cascades. Elles sont jolies, elles sont un luxe. On a besoin du jour, il est donc utile, mais pas du clair de lune. Quand il descend, il ne satisfait aucun besoin. Il transforme. Il se pose dans les vallons et sur les prairies, et distingue la longue tige de la voisine ; d'un seul monceau de feuilles couvertes de givre, il fait une myriade d'éclats étincelants ; il file son trait tremblant le long des branches humides comme si la lumière elle-même était malléable.
L'hiver reste pour les lapins ce qu'il était pour les hommes du Moyen Âge : une saison rude mais supportable quand on a l'esprit imaginatif, avec cependant toujours quelques petits désagréments.
La troupe était devenue plus méfiante, plus maligne ; les lapins savaient ce qu'ils voulaient, se comprenaient et travaillaient dans un esprit de solidarité. Plus de disputes. Ils s'étaient rapprochés les uns des autres, s'appréciant désormais avec moins de retenue, et comptaient davantage sur les compétences de chacun. Ils avaient conscience que leur survie dépendait entièrement de leur cohésion, et ils étaient bien décidés à ne rien gâcher de leurs atouts.
Ils n'entendirent que le murmure incessant des ormes. Si au pied de la montée l'air était calme, ici le souffle de la brise venant du sud était amplifié par les arbres aux myriades de petites feuilles tremblantes, de même que les rayons du soleil tombant sur une pelouse se voient multipliés par la rosée.