Citations de Robert Pinget (78)
Tout redire dit Monsieur Songe, pour tout renouveler. Bonne formule. Redire scabieuse acacia mélilot, et voilà l'été sur ma page.
Une vraie histoire qu'est-ce que c'est ? Est-ce une histoire qui m'arrive aujourd'hui ou hier ou il y a longtemps, disons qu'un jour elle m'arrive je l'oublie et je m'en souviens plus tard, ou bien doit-elle m'arriver tous les jours et c'est mon histoire en bloc ? Si je raconte n'importe quoi sans y penser j'ai peine à savoir le vrai.
Quand on pense au travail qu'il aurait fallu pour rassembler tous ces papiers, les classer, numéroter, puis triturer et récrire de fond en comble ce discours bouleversant d'incohérence, cris de détresse, visions de maniaque, angoisses, prémonitions...
Cette vieillesse qui n'en finit plus alors que renaissent les jours, on a beau marquer la page elle n'est plus de saison, livre impossible à lire sans subir le désastre.
Ou cette lettre adressée on ne sait plus à qui...
Il attendait la nuit comme un baume, d'abord sans le savoir et puis conscient de cette plaie, ne souffrait plus les longues après-midi de soleil et se réfugiait dans sa chambre, tirait les rideaux, respirait mieux dans la pénombre, pour ressortir l'obscurité venue et ressasser dans le jardinet l'horreur des joies enfuies.
Dix pas, cinq pas.
Nuit profondément composée.
Ce trouble à surmonter.
Toc toc toc.
C'est ce matin-là qu'il l'aurait trouvé mort dans son lit, un beau jour de printemps, du soleil à travers les persiennes, grand désordre dans la chambre, toutes les paperasses répandues par terre.
Le neveu est arrivé tout de suite sur un coup de téléphone, il a fait venir le docteur qui a constaté le décès, le domestique était dans un état, nous faire ça à nous, il se remettait de son mal, reprenait de l'appétit, tout fonctionnait à nouveau. Eh oui mon pauvre, la vie. Et puis le triste branlebas des allées et venues, des visites, les voisins, les amis, il en connaissait du monde vous n'auriez pas cru, lui si simple, si modeste, si seul.
In paradisum.
Ce qui est dit n'est jamais dit puisqu'on peut le dire autrement.
Une chouette sort à la nuit tombante. Tout le mystère
du jardin s'éveille.
Il y a des ombres inconnues, de secrètes respirations.
La vie à cette heure là.
L'heure avance. Bientôt le coucher du soleil.
Monsieur Songe voit moins noir à l'approche de la
nuit.
C'est le plein soleil et non la nuit qui figure la mort.
Il tue. Elle donne naissance.
La nuit. Encore la nuit.
Qu'est-ce qu'elle t'apporte ?
Ses deux voyelles.
Répéter nuit nuit.
Et pourquoi craindre ce mot de passe ? Monsieur
Songe n'a jamais aimé que se mettre au lit.
Si on connaissait le mot de passe d'une nuit à l'autre
peut-être refuserait-on de dormir.
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Je sens déjà qu'il va falloir que j'en parle de mon existence. Ça m'ennuie horriblement. J'évite ça le plus possible. Je l'ai même écrite en détail pour m’en débarrasser, pour n'avoir pas à y revenir. Je pensais que ça serait comme une sorte d'exorcisme ou de conjuration. Comme on touche du bois par exemple. Mais ce n'est pas vrai. Il y a toujours un détail qui vous a échappé et vous tombez dans le panneau à la première occasion. On vous parle de quelque chose et tout d'un coup vous dites c'est comme moi, ça m'est arrivé hier, et vous expliquez, vous mettez au point, vous vous rassurez, vous allez passer à l'autre sujet, qu'on ne s'impatiente pas, il faut d'abord que tout ça soit bien en ordre. Impossible. Vous êtes de nouveau dans votre caca, impossible d'en sortir. Comme s'il fallait tout le temps l'avoir à portée de main pour en mettre partout. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Comme s'il fallait tout le temps que votre existence forme un paquet bien compact que vous puissiez prendre sur-le-champ et emporter partout. Et ce n'est même pas une image, je ne devrais pas dire comme si, c'est comme ça. C'est comme ça que ça se passe. Son existence dans une valise, bien rangée, bien cataloguée, qu'on ait ce qu'il faut pour le cas où. Alors on fait sa valise sans arrêt, on est tout le temps en train d'empaqueter quelque chose. Même en parlant du beau temps. Il y a quelque chose dans ma valise qui n'est pas en place. On redéballe, on retrie, on rempaquette, on est de nouveau paré mais voilà, il ne fait plus beau temps, on se fait mouiller, on est trempé jusqu'à l'os. Alors on rouvre sa valise.
si tout ce qu'on a dans la tête n'est pas vrai comment est-ce qu'on peut vivre il faut bien que ça soit quelque part les bonnes et les mauvaises choses […] ça serait trop facile de dire les bonnes sont vraies les autres pas
une femme est un trésor ou plutôt un vase qui contient un trésor
les gens font tout de suite des suppositions lorsque quelqu'un ne vit pas comme tout le monde
Et le maître est toujours là. Et la maison dans le même paysage. Même lumière, même ambiance équivoque. Mêmes rumeurs indistinctes.
Un inventaire à dresser. Du peu qui reste. Objets, lieux, voix. N'en pas nommer l'auteur. Qui le mandate ? Il était là hier, il est là ce matin, sera là demain. Le temps de verbaliser. Est-ce le terme ? Il écoute et écrit. Il relit, il récrit.
Du peu qui reste.
- Où il est le lavabo ?
- A gauche de la fenêtre.
(Un temps)
- Qu'est-ce qu'il fait ?
- Je crois qu'il urine. Oui. Il fait couler l'eau. Il a le derrière tout blanc. Il regarde par la fenêtre. Il va tout près de la fenêtre. Il...
- Quoi ?
- Je crois qu'il...
- Quoi, quoi ?
-Il continue à réfléchir. Il appuie sa joue gauche sur sa main. (Un temps) Il va vers le lit. Il revient vers la table. Il remet sa robe de chambre. (Un temps) Il reprend la carte dans le livre. Il va la remettre dans le cadre de la glace. Il se regarde. Il se frotte le crâne. (Un temps) Il va vers le lavabo. Il prends un flacon. Il s'en verse sur la tête.
- Shampooing ?
- Lotion plutôt
(Un temps)
- Qu'est-ce qu'il fait ?
- Il se masse le crâne en marchant.
(Un temps)
- Qu'est-ce que c'est que ce livre, tu ne vois pas ?
- Jaune. Je ne vois rien.
- Et la carte ?
- Bleue. Un paysage, je crois.
- Où il est ?
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Conclusion de la postface
Si je n'ai pas trouvé, ou pas cherché au-delà de quelques années d’exercice, une forme poétique dans le sens étroit, c'est qu'il m'a semblé que seule la forme romanesque, ou disons du récit, avec tout ce qu'elle comporte de volonté de développement et de difficultés d'analyse, était susceptible de m'obliger à m'expliquer et par là de me faire communiquer avec l'extérieur. Pour prendre un exemple, lorsque j'ai décidé d'écrire L'Inquisitoire, je n'avais rien à dire, je ne ressentais qu'un besoin de m'exprimer très longuement. Je me suis mis au travail et j'ai écrit la phrase Oui ou non répondez qui s'adressait à moi seul et signifiait Accouchez. Et c'est la réponse à cette question abrupte qui a déclenché le ton et toute la suite. Mais je persiste à croire que ce ton devait sortir de mille autres lorsque je me suis mis en train. Il m’a fallu le voir transcrit pour l'accepter.
Resterait à savoir qui parle avec le ton du Libera. Cette fois, je ne sais pas. Des propos contradictoires sont rapportés par quelqu’un... qui ne m'a pas révélé son identité.
Robert Pinget.
Qu'est-ce que l'intelligence ? C'est de se le demander.