Salomé Kiner

(...) ma mère disait qu'Hervé buvait bien avant de passer à table, buvait au petit-déjeuner, buvait la nuit dans son sommeil. Qu'il faisait partie des adultes qui ne supportent pas la vie d'adulte et qui veulent rester des enfants, que bien sûr c'est impossible et qu'ils boivent pour s'en consoler.

Ma mère évitait le centre commercial: chez Leclerc, il n'y avait pas de galerie marchande, et pour elle c'était mieux comme ça. Le centre commercial, c'était en cas d'extrême urgence, pour acheter des affaires de sport, une pelle chez Truffaut, un cartable neuf pour Ludwig.
Elle ne s'asseyait pas, elle marchait vite en propulsant son caddie dans tous les sens. Elle disait qu'au bout d'une heure dans cet enfer son cerveau s'autodétruisait.

Romain Gary disait que passé la première déception, on occupait le reste de son existence en "jouant à l'amour".

Je voulais qu'il se passe quelque chose, qu'un lion s'échappe du cirque, qu'un vieux fasse une crise de démence, qu'un mur de lierre arrache une façade en tombant.

...c'était l'époque où je pensais encore que l'amour amenait de grandes choses, l'époque avant que Marie Trintignant ne se fasse écraser la tête contre le mur et avant que Michael Jackson ne porte atteinte aux petits corps de Neverland...

Je me suis vue à 35 ans en pensant que j'aurais jamais 35 ans puisque j'allais mourir ce soir-là, de froid, de honte ou de châtiment parental.

Je n'étais pas born and raised, j'étais plutôt born erased : je venais d'une zone qui ne figurait pas sur les plans de métro, ni sur ceux du RER.

C'était un signe de reconnaissance, une entente complice dont j'étais exclue : cabinet de conseil, est-ce que ça voulait dire qu'ils chiaient des bonnes idées assis sur des cuvettes chromées ?

Par les regrets j'entends le sentiment de chagrin que provoque en nous le souvenir de certaines choses qu'on a pu faire ou ne pas faire.

Quand je l'aidais à remettre la vaisselle des grandes occasions dans le buffet-des-objets-qui-servent-qu'à-te-pourrir-la-vie, comme elle l'appelait, ma mère disait qu'Hervé buvait bien avant de passer à table, buvait au petit-déjeuner, buvait la nuit dans son sommeil. Qu'il faisait partie des adultes qui ne supportent pas la vie d'adulte et qui veulent rester des enfants, que bien sûr c'est impossible et qu'ils boivent pour s'en consoler.

L'infirmière m'a demandé si j'avais mangé quelque chose de difficile à digérer.
Pas encore.
Elle n'a pas relevé

Finir par avoir cinquante ans, parler plus souvent du passé que d'avenir, enterrer un à un ses amis, ses parents et ses rêves ?

j'attendais qu'elle aille aux toilettes pour me ruer dans le salon. Je ramassais les mouchoirs sales, les tasses ébréchées, le pilulier, la couverture Air France. Je poussais les cendres dans l'âtre, retapais les oreillers et ouvrais les rideaux pour faire entrer le soleil : en octobre les premières feuilles tombent des arbres en tournoyant comme des hélices mais l'air est tiède et lumineux. Elle fermait tout en revenant. Quelque part je crois qu'elle voulait disparaître, qu'elle ne voulait plus être mère, ni femme, ni être humain. Cette existence ne l'intéressait plus.

J'ai pensé aux hommes qui avaient quitté ma mère et sa mère avant elle, et la mère de sa mère - à toute l'histoire des larmes versées sur l'abandon des hommes.

Je n'étais pas born and raised, j'étais plutôt born erased : je venais d'une zone qui ne figurait pas sur les plans de métro, ni sur ceux du RER. Malgré tout je m'étais rapprochée de mon rêve, même si je longeais tous les jours les roulottes des prostituées du boulevard.

Faire le parent tout seul c'est une vie pour personne.

Mon problème, c'était les autres. Ça a toujours été les autres. Leurs yeux cireux de poissons morts sur vos mœurs particulières, la vénération des vies droites et la religion cathodique.

Maupassant était venu sur terre pour me mettre un coup de pression. Il avait écrit La Parure pour me dire que j'avais eu tort de me lancer dans la prostitution dans le seul but de m'acheter des baskets, du maquillage et des CD.

J'attendais qu'elle aille aux toilettes pour me ruer dans le salon. Je ramassais les mouchoirs sales, les tasses ébréchées, le pilulier, la couverture Air France, je poussais les cendres dans l'âtre, retapais les oreillers et ouvrais les rideaux pour faire entrer le soleil : en octobre les premières feuilles tombent des arbres en tournoyant comme des hélices mais l'air est tiède et lumineux. Elle fermait tout en revenant. Quelque part, je crois qu'elle voulait disparaître, qu'elle ne voulait plus être mère, ni être humain. Cette existence ne l'intéressait plus.

- La date de péremption c'est une arnaque du marketing, disait ma mère en fourrant son poison au fond de nos cartables.
Arnaque ou pas, je mangeais mon goûter cachée dans les toilettes. Pendant que mes camarades rouaient la porte à coup de poings, je m'empiffrais, les poches pleines de fruits secs, de biscuits au sésame, de Balisto dans les bons jours. C'était pas les goûters de ma mère qui me posaient problème. Il y en a même que j'aimais bien. Mon problème, c'était les autres. Ca a toujours été les autres. Leurs yeux cireux de poissons morts sur vos moeurs particulières, la vénération des vies droites et la religion cathodique. Leurs pères, premiers sur les courts de tennis, leurs mères, toutes assistantes de direction. Leurs virées à Auchan, les allées de gravier brossé, le papier peint relief, les casseroles en cuivre assorties, les doubles bols olives-noyaux. Et la moquette dans les chambres à coucher. Chez moi, j'avais du lino gris chiné. C'est plus facile à nettoyer, disait ma mère. Tu m'étonnes : même quand c'est propre, c'est sale.