Citations de Sebastian Haffner (134)
Ne dit-on pas que les états-majors en temps de paix préparent toujours excellemment leurs troupes à la guerre précédente ? Je ne sais ce qu’il en est. Mais il est certain que toutes les familles consciencieuses élèvent toujours excellemment leurs fils en vue de l’époque qui vient de s’écouler.
L’un des signes avant-coureurs, qui fut non seulement méconnu, mais encouragé et loué par les pouvoirs publics, fut la manie du sport qui, à l’époque, s’empara de la jeunesse allemande.
Malgré l’épouvantable malheur qu’elle a entraîné, la déclaration de guerre est restée pour presque tout le monde liée à quelques jours inoubliables d’édification et d’enthousiasme, alors que la révolution de 1918, qui a pourtant fini par apporter la paix et la liberté, est un mauvais souvenir pour presque tous les allemands. […] La guerre a éclaté au cœur d’un été rayonnant, alors que la révolution s’est déroulée dans l’humidité froide de novembre, et c’était déjà un handicap pour la révolution. On peut trouver cela ridicule, mais c’est vrai.
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L'autodafé symbolique du mois de mai [1933] n'avait guère eu qu'un effet d'annonce, mais maintenant les livres s'envolaient des librairies et des bibliothèques et, cela, c'était réel et inquiétant. La littérature allemande vivante, bonne ou mauvaise qu'importe, était anéantie. Les livres de l'hiver précédent qu'on avait pas encore pu se procurer en avril, on ne les lirait plus. Quelques auteurs, qui n'étaient pas en disgrâce on ne savait pourquoi, se dressaient au milieu du vide comme des quilles solitaires. A part cela, il n'y avait que des classiques - et une soudaine pléthore de littérature abjecte et déshonorante, qui exaltait le sang et le sol. Les amateurs de livres - certes minoritaires en Allemagne, et une minorité parfaitement insignifiante, on le leur répétait quotidiennement - se virent d'un jour à l'autre privés de leur univers. Et comme on avait compris très vite que ceux que l'on dépouillait couraient en outre le danger d'être punis, ils se sentirent du même coup très intimidés : Heinrich Mann et Feuchtwangler furent relégués à l'arrière des rayonnages, et si on osait encore parler du dernier Joseph Roth ou du dernier Wassermann, on chuchotait, têtes baissées, comme des conspirateurs.
Les premières phrases : Je vais conter l'histoire d'un duel. C'est un duel entre deux adversaires très inégaux : un État extrêmement puissant, fort, impitoyable - et un petit individu anonyme et inconnu. Ils ne s'affrontent pas sur ce terrain qu'on considère communément comme le terrain politique ; l'individu n'est en aucune façon un politicien, encore bien moins un conjuré, un "ennemi de l’État". Il reste tout le temps sur la défensive. Il ne veut qu'une chose : préserver ce qu'il considère, à tort ou à raison, comme sa propre personnalité, sa vie privée, son honneur.
C’était étrange d’observer cette surenchère réciproque. L’impudence déchaînée qui transformait progressivement en démon un petit harceleur déplaisant, la lenteur d’esprit de ses dompteurs, qui comprenaient toujours un instant ce qu’il venait de dire ou faire- c’est-à-dire quand il l’avait fait oublier par des paroles encore plus insensées ou par un acte encore plus monstrueux-, et l’état d’hypnose où il plongeait son public qui succombait de plus en plus passivement à la magie de l’abjection et à l’ivresse du mal
Il me fallut un instant pour éprouver les goûts nouveaux qui naissaient tous ensemble sur ma langue. Un soupçon de surprise effrayée, une pointe d'admiration pour son audace, un arrière-goût déplaisant laissé par le "devoir", un zeste de satisfaction de l'avoir poussé aussi loin, et un toute nouvelle lucidité froide : voilà ce que la vie est devenue [...].
On se mit à participer - d'abord par crainte. Puis, s'étant mis à participer, on ne voulut plus que cela fût par crainte, motivation vile et méprisable. Si bien qu'on adopta après coup l'état d'esprit convenable. C'est là, le schéma mental de la victoire de la révolution national-socialiste.
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“Et pourtant je crois – et je demande qu’on n’y voie aucune outrecuidance – qu’avec l’histoire fortuite et privée de ma personne fortuite et privée je raconte une partie importante et inconnue de l’histoire allemande et européenne. Importante – et plus essentielle pour l’avenir que de révéler qui était l’incendiaire du Reichstag ou de rapporter les paroles échangées entre Hitler et Röhm.
Qu’est ce que l’histoire. Où se joue-t-elle ?
Quand on lit une de ces relations historiques classiques dont on oublie trop souvent qu’elles contiennent le contour des choses et non les choses elles-mêmes, on est tenté de croire que l’histoire se joue entre quelques douzaines de personnes, qui « gouvernent les destins des peuples » et dont les décisions et les actes produisent ce qu’on appelle par la suite ‘’l’histoire’’.[…] Un fait indubitable, même si il semble paradoxal, c’est que les évènements et les décisions historiques qui comptent vraiment se jouent entre nous, entre les anonymes, dans le cœur de chaque individu placé là par le hasard, et qu’en regard de toutes ces décisions simultanées, qui échappent même souvent à ceux qui les prennent, les dictateurs, les ministres et les généraux les plus puissants sont totalement désarmés”.
Tous les participants ont honte du rôle qu‘ils y ont joué.
Je crois qu il est dans l interet de l etranger de vouloir qu elle ( la situation de l homme en Allemagne ) soit moins désespérée. Il pourrait ainsi faire l economie, non de la guerre, il est trop tard, mais de quelques années de guerre. Car les Allemands de bonne volonté qui cherchent à défendre leur paix et leur liberté personnelles défendent du même coup, sans le savoir, autre chose encore : la paix et la liberté du monde.
Je vais vous conter l’histoire d’un duel.
Un Français nationaliste peut éventuellement rester un Français très typique, et au demeurant très sympathique. Un Allemand qui succombe au nationalisme n'est plus un Allemand ; c'est à peine s'il est encore un être humain. Le résultat c'est un Reich allemand, peut-être même un grand Reich ou un empire pan-germanique - et la destruction de l'Allemagne
Le maréchal Pétain , qui capitula devant Hitler, fut un Thiers malchanceux , et la Résistance ressemble par bien des traits ( notamment dans ses idées sociales ) à la Commune.
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De janvier à mai 1919, avec des prolongements jusqu'au au cœur de l'été. une guerre civile sanglante, qui fit des milliers de morts et laissa un legs d‘indicible amertume. ravagea l'Allemagne. C‘est de cette guerre qu'est née la République de Weimar, c'est elle qui l'a aiguillée sur la voie de sa misérable histoire, c'est en son sein que se cristallisèrent les ingrédients du Troisième Reich. Car elle rendit inguérissable la fracture du mouvement social-démocrate, déposséda le SPD-croupion de toute possibilité d‘alliance sur sa gauche et le poussa dans la position d'éternel minoritaire ; et elle vit naître au sein des corps francs, qui en furent les vainqueurs au nom du gouvernement SPD, les idées et les comportements des futurs SA et SS, qui en sont pour l‘essentiel issus. La guerre civile de 1919 est donc un événement central de l'histoire du XXe siècle allemand. Pourtant, elle en a été refoulée et estompée presque jusqu'à l’effacement complet. Il y a à cela deux grandes raisons.
La première est tout simplement la honte. Tous les participants ont honte du rôle qu‘ils y ont joué. Les révolutionnaires vaincus, de ne pouvoir s’y glorifier de rien : pas une victoire, pas davantage de défaite grandiose, rien qu'une agitation incohérente, l‘indécision et l'échec, la souffrance, des milliers de morts anonymes.
Les vainqueurs ont honte aussi. Ils constituaient une étrange coalition de sociaux-démocrates et de gens qui n'étaient ni plus ni moins que des nazis avant la lettre.
L'un des traits les plus inquiétants de l'histoire récente de l'Allemagne : ses crimes n'ont pas de criminels, ses passions n'ont pas de martyrs. Tout se passe dans une sorte de torpeur, et les monstruosités objectives recouvrent une sensibilité ténue, atrophiée. On commet des meurtres dans la même disposition d'esprit qu'une niche de gamin, on ressent l'avilissement de soi et l'anéantissement moral comme un incident fâcheux, et même le martyre physique n'inspire guère d'autre réflexion.que : pas de bol.
La France regardait l'Allemagne d'Hitler comme le lapin regarde le serpent et dans son effroi, inconsciemment, appelait presque la fin inévitable. « Il faut en finir » : le cri de guerre de la France en 1939 était presque un appel à la défaite – qu'on en finisse enfin !
Hitler ne fut pas seulement l'objet du culte d'Hitler, il en fut le premier, le plus persévérant et le plus fervent zélateur.
Hitler avait toujours eu deux buts :
la domination de l'Allemagne sur l'Europe et l'extermination des Juifs.
Il a manqué le premier. Il se concentrera désormais sur le second.
Mais il est certain que toutes les familles consciencieuses élèvent toujours excellemment leurs fils en vue de l'époque qui vient de s'écouler. Je possédais tout l'équipement intellectuel nécessaire pour jouer convenablement mon rôle dans la société bourgeoise d'avant 1914, et en outre, grâce à une certaine expérience de l'histoire, je pressentais vaguement qu'il ne me servirait peut-être pas beaucoup.