Citations de Sebastian Haffner (134)
Ce que nous faisons, nous voulons le faire bien, peu importe qu’il s’agisse d’un travail honnête et intelligent, d’une aventure ou d’un crime – et l’ivresse profonde, béate et perverse procurée par cette perfection même nous dispense de toute réflexion sur le sens et la valeur de la chose que nous sommes en train de faire (p. 402)
![Sebastian Haffner](/users/avt_fd_10826.jpg)
« Enfin, il faut faire la part d'une ambition étrange, typiquement allemande, qui se mit à jouer presque à notre insu : une ambition d'excellence abstraite, l'ambition d'accomplir le mieux possible une tâche imposée, si absurde, incompréhensible et même humiliante fût-elle. De l'accomplir excellemment, objectivement, à fond. On nous demandait d'astiquer des armoires ? C'était stupide, mais d'accord, nous allions montrer que nous savions astiquer mieux que des professionnels, marcher comme des vétérans, chanter avec un souffle à faire plier les arbres. Ce culte absolu de l'excellence est un défaut allemand que les Allemands tiennent pour une qualité. Quoi qu'il en soit, il est ancré dans le caractère allemand. Nous ne pouvons faire autrement. Nous sommes les plus mauvais saboteurs qui soient au monde. Ce que nous faisons, nous voulons le faire à la perfection : contre cette ambition, ni la voix de la conscience, ni celle du respect de soi ne peuvent se faire entendre. Ce que nous faisons, nous voulons le faire bien, peu importe qu'il s'agisse d'un travail honnête et intelligent, d'une aventure ou d'un crime -et l'ivresse profonde, béate et perverse procurée par cette perfection même nous dispense de toute réflexion sur le sens et la valeur de la chose que nous sommes en train de faire. »
Comme beaucoup de jeunes juifs, elle ne voyait guère dans les événements, et c’était bien compréhensible, que ce qui arrivait aux juifs, et elle réagit ingénument en devenant du jour au lendemain sioniste, nationaliste juive. Réaction très répandue, que je pouvais comprendre, mais qui m’inspirait un peu de tristesse, tant elle se soumettait aux opinions nazies, tant elle admettait lâchement le questionnement ennemi.
Je compris que la révolution nazie avait aboli l’ancienne séparation entre la politique et la vie privée, et qu’il était impossible de la traiter simplement comme un « événement politique ». […] Si on voulait échapper à ses émanations, la seule solution était l’éloignement physique. L’exil. L’adieu au pays auquel on était attaché par la naissance, la langue, l’éducation, l’adieu à tous les liens de la patrie.
Savoir ce que quelqu’un mange et boit, qui il aime, ce qu’il fait durant ses loisirs, qui sont ses interlocuteurs, s’il sourit ou s’il a la mine sombre, ce qu’il lit, quels sont les tableaux qu’il accroche à ses murs –voilà la forme qu’adopte aujourd’hui le combat politique en Allemagne. C’est là le champ où se décident d’avance les batailles de la future guerre mondiale.
Ne dit-on pas que les états-majors en temps de paix préparent toujours excellemment leurs troupes à la guerre précédente ? Je ne sais ce qu'il en est. Mais il est certain que toutes les familles consciencieuses élèvent toujours excellemment leurs fils en vue de l'époque qui vient de s'écouler.
Je voudrais souligner encore une fois que la réaction politique des enfants est tout à fait intéressante pour l’historien : ce que tous les enfants savent est en général la quintessence ultime et irréfutable d’un processus politique.
L’historiographie traditionnelle ne permet pas de faire la distinction. « 1890 : Guillaume II renvoie Bismarck. » C’est certainement une date importante, inscrite en gros caractères dans l’histoire de l’Allemagne. Mais il est peu probable qu’elle ait « fait date » dans l’histoire d’un Allemand, en dehors du petit cénacle des gens directement concernés. […]
Et maintenant, en regard, cette autre date : « 1933, Hindenburg nomme Hitler chancelier ». Un séisme ébranle soixante-six millions de vies humaines ! Je le répète, l’historiographie scientifique et pragmatique ne dit rien de cette différence d’intensité.
la génération des tranchées dans son ensemble a fourni peu de véritables nazis ; aujourd’hui encore, elle fournit plutôt des mécontents et les râleurs,. Cela est facile à comprendre, car quiconque a éprouvé la réalité de la guerre porte sur elle un jugement différent.
Et une chimère puérile forgée dans le cerveau de dix classes d'âge, où elle reste ancrée durant quatre ans, peut très bien faire vingt ans plus tard son entrée sur la scène politique, costumée en idéologie délétère.
ils ( les Allemands ) sont encamaradés. C'est un état terriblement dangereux. On y vit comme sous l'emprise d'un charme. Dans un monde de rêve et d'ivresse. On y est si heureux, et pourtant on n'y a plus aucune valeur. On est si content de soi, et pourtant d'une laideur sans bornes. Si fier, et d'une abjection infra-humaine. On croit évoluer dans les sommets alors qu'on rampe dans la boue. Aussi longtemps que le charme opère, il est pratiquement sans remède.
La camaraderie est partie intégrante de la guerre.
( ...)
Elle le rend inapte à une vie personnelle, responsable et civilisée. Elle est proprement un instrument de décivilisation.
(...)
Beaucoup plus grave encore, la camaraderie dispense l'homme de toute responsabilité pour lui-même, devant Dieu et sa conscience. Il fait ce que tous font. Il n'a pas le choix.
(...) Sa conscience, ce sont ses camarades : elle l(absout de tout, tant qu'il fait ce que font tous les autres.
Je compris que la révolution nazie avait aboli l'ancienne séparation entre la politique et la vie privée, et qu'il était impossible de la traiter simplement comme un "'événement politique". Elle ne se produisait pas seulement dans le domaine politique, mais tout autant dans la vie de chaque individu : elle agissait comme un gaz toxique qui traverse tous les murs. Si on voulait échapper à ses émanations, la seule solution était l'éloignement physique. L'exil.
Les discussions politiques privées vibraient d'une tension nouvelle, soudain intransigeantes, prêtes à dégénérer en haine - et pourquoi ne pouvait-on s'empêcher de penser à la politique toujours et en tout lieu ?
Il semblait que d'un seul coup ce fût déjà afficher ses opinions politiques que de prétendre mener une vie normale à l'écart de la politique. N'était-ce pas là une étrange influence de la politique sur la vie privée ?
La camaraderie implique inévitablement la stabilisation du niveau intellectuel sur l'échelon inférieur, celui que le moins doué peut encore atteindre. La camaraderie ne souffre pas la discussion : c'est une solution chimique dans laquelle la discussion vire aussitôt à la chicane et au conflit, et devient un péché mortel. C'est un terrain fatal à la pensée, favorable aux seuls schémas collectifs de l'espèce la plus triviale et auxquels nul ne peut échapper, car vouloir s'y soustraire reviendrait à se mettre au ban de la camaraderie.
On était exhorté chaque jour non à se rendre, mais à trahir. Un petit pacte avec le diable, et on ne ferait plus partie des prisonniers et des poursuivis, mais des vainqueurs et des poursuivants
Aucune révolution n'est aussi cruelle que la réaction qui est arrivée à mater encore une fois, d'extrême justesse, la révolution.
La génération nazie proprement dite est née entre 1900 et 1910. Ce sont les enfants qui ont vécu la guerre comme un grand jeu sans être le moins du monde perturbés par sa réalité.
En apprenant la nouvelle de la mort soudaine d’Hitler à l’automne 1938, la plupart des allemands auraient d’abord eu le sentiment d’avoir perdu un de leurs plus grands hommes d’État. Mais ce sentiment n’aurait probablement duré que quelques semaines. Car ils auraient alors remarqué avec effroi qu’ils n’avaient plus d’État capable de fonctionner - qu’Hitler l’avait détruit dans le plus grand secret en 1938.
Aujourd’hui, les anciens ont vite fait de dire : « Comment avons-nous pu ? », et les jeunes : « Comment avez-vous pu ? » Mais, à l’époque, il fallait un esprit pénétrant et profond pour voir les racines cachées de la catastrophe future déjà à l’œuvre dans les réalisations et les succès, et une force de caractère tout à fait exceptionnelle pour se soustraire à leur effet. Les discours qu’Hitler prononçait en aboyant et l’écume aux lèvres, et qui, lorsqu’on les entend aujourd’hui, provoquent la répulsion ou le fou rire, se détachaient à l’époque sur un arrière-plan de faits qui étouffait intérieurement toute objection chez l’auditeur, c’est cet arrière-plan de faits qui impressionnait et non les aboiements ou l’écume.