Citations de Simone Gélin (140)
Personne n’était au courant. Elle n’avait laissé comme explication qu’un mot sur la table de la cuisine : « Je m’en vais. C’est mieux comme ça, je te donnerai des nouvelles dans quelque temps, ne t’en fais pas. Prends soin de toi. »
Elle abandonnait tout, quittait son mari, elle lâchait leur vie, cette serre étouffante, s’apprêtait à mettre des centaines de kilomètres entre eux, elle débarrassait le plancher, larguait les amarres. C’était comme une évasion.
Sophie repéra son wagon, il était vide. Elle ressentit une pincée d’hésitation en s’installant, elle aurait aimé sentir une présence, mais jusqu’à la fermeture des portes, personne ne se manifesta, elle allait devoir voyager seule.
Mais, c’est vrai, j’ai tendance à commencer par la fin.
Et je sais pourquoi.
Il paraît que je suis dans le coma… enfin, c’est ce que j’ai entendu. Ils parlent devant moi comme si je n’étais pas là, mais ils se trompent, je comprends tout ce qu’ils disent.
C’est sans doute pour cela que je n’arrive pas à mettre mes idées dans l’ordre.
Pourtant, je suis sûre que si je pouvais revenir juste avant cette soirée maudite, je vous dirais tout.
Pour vous, j’essaie de découdre le passé.
Je tire sur le fil, je défais les coutures afin de vous faire comprendre comment les événements ont pu se lier pour tisser cette toile solide du temps.
Mais, c’est vrai, j’ai tendance à commencer par la fin.
Et je sais pourquoi.
Vous qui m’aimez, je vous en prie, essayez de vous mettre à ma place.
Pour vous, j’essaie de découdre le passé.
Provocateur, bagarreur à l’occasion, et les occasions aux alentours ne font pas défaut !
Il a souvent des bouffées de désir destructeur, envie de tout casser, de laisser parler la violence. Un torrent gronde en lui qu’il a du mal à endiguer. Il ne sait pas comment apaiser cette colère ni vers quoi la diriger. Il n’en peut plus de la contenir, elle le dévaste à l’intérieur.
Ici, au pied des tours et dans les cages d’escalier, tous connaissent l’histoire de la jeune femme. Quinze ans, amoureuse d’un garçon rencontré au collège, enceinte, jetée à la rue par ses parents, couverts de honte par sa faute, disaient-ils.
Une histoire banale, mais l’existence et les bagarres qu’elle a dû mener lui ont par obligation forgé le caractère. La force et le courage lui sont venus ensuite, par nécessité.
Contrainte à la discrétion pour se protéger des ragots, elle s’est réfugiée dans le silence et la retenue. Elle est naturellement digne, mais avec modestie et sans même le savoir.
Difficile de savoir, avec elle. Malik ne parvient pas toujours à décrypter son mutisme.
Parfois son regard inquiet semble le sonder jusqu’au fond de l’âme. L’obligeant alors à baisser les yeux. D’autres fois, il voit passer, l’espace d’une fraction de seconde, une expression fugitive sur le visage de sa mère, une grande frayeur qui se dessine sur ses traits. Malik y devine les stigmates de son adolescence interrompue. C’est vrai, elle est si jeune qu’il arrive qu’on la prenne pour sa grande sœur.
Depuis huit jours, ça barde dans la cité.
Cette nuit, vingt-cinq voitures ont été brûlées à Bordeaux, un bus a explosé à Bassens.
Malik et sa bande de copains, entraînés dans une violence qu’ils ne comprennent pas toujours très bien, gagnés par cette effervescence, débordés par la tournure des évènements, suivent quand même le mouvement, sans savoir où il va.
Il est perturbé en ce moment. Il a tendance à faire des fixations. Des liens absurdes. C’est là que les idées les plus folles en profitent pour s’infiltrer dans son esprit. Cueillies çà et là, sans qu’il y ait pris attention, elles mènent ensuite leur propre vie, prospèrent en lui, prennent leur indépendance. Parce qu’il ne faut pas croire que les idées soient des choses inertes. Une fois entrées dans la tête, elles se mettent à produire des idées secondaires, adjacentes, ou au contraire contestataires. Rebelles, elles engagent des polémiques.
Silhouette gracile, étendue sur le ciment, visage enfantin, balayé par les mèches trempées. Des morts, des victimes, il en a vu d’autres, mais celle-là lui tord le ventre. Ce soir, c’est tout le désespoir du monde qui lui tombe sur les épaules. Et plus que d’habitude réveille sa colère.
Ce corps gisant sur l’asphalte lui remémore un autre jour, une autre mort sur le pavé. Et la petite phrase martèle dans sa tête : à ce soir sale flic !
Il est habitué à cette voix et les fantômes ne lui font pas peur.
Sur les lieux, un attroupement est contenu avec peine par quelques policiers. La mort attire les passants. Spectateurs involontaires, détournés d’une tranquille promenade dominicale pour être rappelés en un éclair à la précarité de la condition humaine.
Un quart d’heure plus tard, ils roulent, sirène hurlante, le long des quais, brûlant les feux rouges et se frayant un passage dans la circulation déjà dense à cette heure.
Pour quelle urgence ? se demande Simon, étreint par l’absurde, déjà un goût morbide dans la bouche. Lui qui ne s’habituerait jamais au crime, alors même que son travail consiste à s’y confronter quotidiennement.
« Chef ! »
Simon émerge de la morosité. Les sens en éveil. Il lève un regard clairvoyant. Surprenant son interlocuteur par sa réactivité, quelques secondes lui suffisent pour être dans l’action.
Il travaillait sur une affaire de voitures volées.
Une histoire rocambolesque qui l’accaparait depuis quelques semaines déjà, un scénario de car-jacking à la Robin des Bois, quand il entendit frapper à la porte de son bureau.
Il sut instinctivement qu’il allait devoir affronter quelque chose de grave.
Il n’irait pas jusqu’à prétendre qu’il avait prévu ce qui allait arriver ce jour-là, mais sans savoir exactement pourquoi, juste à cause de ces présages stupides, il était sur la défensive, comme un boxeur sur le ring qui s’apprête à encaisser et ne sait d’où les coups vont pleuvoir.
C’est pourquoi, bien qu’il ne croie pas à la fatalité, persuadé que le destin n’est pas inscrit dans l’avenir, mais seulement dans une interprétation du passé, et qu’on ne peut donc en juger qu’à posteriori, il reste soumis à cette crédulité comme à une mauvaise fièvre qu’il aurait contractée en croisant le malheur. Et depuis, il préfère se tenir sur ses gardes.
Chaque fois que Simon s’est abandonné, qu’il s’est laissé happer par le bonheur, il a trébuché et rencontré le drame, comme si c’était une faute d’avoir négligé un instant l’incertitude de l’existence. Une faute dont il fallait payer le prix.