Citations de Simone Gélin (140)
Mounia avait résisté jusque-là au foulard, mais toute sa famille s’opposait à ce qu’elle poursuive des études après le lycée et elle redoutait de voir arriver le jour où ils lui présenteraient un époux et là…
Elle décida de prendre les devants avant que le projet de mariage ne vienne à maturité et qu’elle ne perde sa liberté.
Les jours suivants, elle essaya, une dernière fois, de persuader sa mère de la laisser partir à Casablanca, s’inscrire à la faculté de sciences, mais le dialogue s’avéra impossible. Un fossé s’était creusé après la mort de son père, lorsque sa mère s’était remariée à un homme que Mounia avait pris en grippe.
Elle n’était pas frappée du syndrome du beau-père, mais elle n’en revenait pas que sa propre mère, qui avait été unie à un homme cultivé, athée et progressiste, se laisse dicter sa conduite, et influencer au point même d’avoir accepté une deuxième épouse.
Quand ce fut son tour de s’exprimer, elle ne trouva rien de sensé à avancer. Son ambition dépassait la norme.
Place Ladhim, ils firent une halte dans un café. Le temps d’évoquer les souvenirs de leur scolarité dans ce lycée Paul-Valéry de Meknès comme d’un passé déjà, dont la page venait de se tourner. Le baccalauréat en poche. D’un coup, devenus grands. Ils avalaient des dattes et des pâtisseries à la cannelle et au miel, buvaient du lait d’amande et du thé à la menthe, les fumeurs de haschisch affalés sur des coussins, ils parlaient de l’avenir, les plus chanceux aux yeux de Mounia iraient en France poursuivre des études supérieures.
Elle voyait les groupes d’élèves se scinder, la joie d’un côté, la déception de l’autre. Ceux qui partaient faire la fête et les autres. Elle se laissa entraîner, presque avec indifférence, son esprit était ailleurs. Elle fomentait déjà son projet.
Ils déambulèrent dans la ville. Les murs ocre de la médina, dorés sous la lumière du soir, apparurent à Mounia comme le symbole du sort qui l’attendait dans ce pays si elle ne se prenait pas en main. Une prison.
Juin 2016, Meknès, Maroc.
L’idée venait de surgir. Avant d’en arriver là, elle avait dû ramper depuis un certain temps, sous les méninges, mais jusque-là, elle n’avait pas encore traversé sa conscience.
Quand Mounia avait pu se frayer un passage jusqu’au tableau d’affichage des résultats, et qu’elle put lire son nom sur la liste, elle sut instantanément ce qu’elle devait faire de sa vie
Un homme courait à sa rencontre, s’engouffrait dans le souterrain, escaladait quatre à quatre les marches.
L’ambiance de la gare, effluves de voyage, effervescence de l’air, baisers d’adieu, étreintes de retrouvailles, cette atmosphère bouillonnante venait d’exploser en vol, pulvérisée par le retentissement de cris à n’en plus finir.
Une vague de panique déferlait sous la verrière. Des têtes se dressaient pour apercevoir la scène, des poules mouillées s’enfuyaient de peur de cauchemarder.
Les secours fendaient la foule pour atteindre l’emplacement du drame.
Pour ramasser les morceaux.
Des personnes, au bord de l’évanouissement, se détournaient.
L’homme, à genoux, poussait des gémissements de bête.
Une femme s’effondrait, secouée de convulsions.
Une enfant regardait en silence, un masque de terreur sur le visage.
Le 2 octobre 1974, Françoise Giroud, secrétaire d’État à la Condition féminine, créait des comités autour de cinq thèmes concernant l’autonomie des femmes et leurs droits.
C’est ce que l’opinion retiendrait de cette journée, mais qui ferait jamais le lien avec un certain article du journal Sud-Ouest, relatant un fait divers survenu quarante-huit heures auparavant ? Et pourtant…
Gare Saint-Jean de Bordeaux.
Le Corail en provenance de Paris annoncé. Parmi les passagers, une jeune inconnue rentrait de la capitale où elle avait participé à un groupe de travail réunissant, dans l’ombre, des féministes de tous bords, membres du MLF, du journal Les Prétroleuses, et des personnes proches de la ministre ainsi que de Simone Veil.
Le train ouvrait ses portes dans un bruit d’air comprimé.
La jeune femme sautait sur le quai.
Ma mère ne savait même pas encore que j’étais en route quand il avait été arrêté en 39 – on peut se demander comment ils pouvaient trouver le temps de faire l’amour dans cette période, poser leur fusil et s’aimer, mais ils l’avaient fait.
Depuis la chute de Barcelone, mon père avait passé vingt-quatre mois dans les cachots de Franco, et le reste dans un camp de travail dont il gardait un souvenir indélébile, une balafre au milieu du dos.
Mais j’étais là, il fallait bien grandir. Je n’avais pas le choix. Et d’ailleurs, les enfants de pauvres ne poussent-ils pas plus vite que les autres ?
Tout a débuté ainsi. J’étais une mauvaise graine. Je suis certaine qu’à peine sortie du ventre de ma mère j’ai montré mon côté contestataire. La vie ne devait pas me plaire – j’avais peut-être deviné avant de voir le jour que je n’avais pas tiré un bon numéro et qu’il était trop tard pour rester dans le néant ou tenter de naître autre part. Le monde que j’entr’apercevais ne me convenait pas. Les yeux à peine ouverts, je songeais déjà à le refaire.
La nuit, qui va se refermer comme un four sur leur enfant, les épouvante.
Les secours se pressent d’examiner la vase meuble où les petits pieds de Jane auraient pu laisser leurs empreintes. Dans leur dos, la dune dresse une ombre fantomatique. L’obscurité les rattrape. Dévale la pente. Dévore la végétation sur son passage. Elle atteint le rivage et drape la surface de l’eau.
Une enfant perdue dans une nature hostile.
Course contre la nuit et contre la marée.
Dirigées par la brigade, les recherches reprennent sous une lumière mourante. Le flux avance. Bientôt, l’estran sera recouvert. Jusqu’au fond des prés-salés, jusqu’à l’entrée du canal des Étangs.
Elle cède innocemment au désir de sa petite fille. Elle pose son livre ouvert à l’envers sur le siège pour ne pas perdre la page, – la petite n’est pas assez couverte. Elle quitte la terrasse pour aller chercher la veste de Jane à l’intérieur de la maison.
Elle tourne le dos sans pouvoir imaginer que c’est pire que de se précipiter dans le vide ni à quel point ce fait anodin va se charger d’irrémédiable.
Quelqu’un tire les ficelles.
Quand elle revient, la plage est déserte.
À partir de là, leur sort va se lier à des conditions météorologiques.
Si le soleil ne s’en était pas mêlé en premier et si le vent ne s’y était pas associé, rien n’aurait pu se produire, la vie aurait suivi toute seule un autre cours.
Toutes les deux ou trois minutes, Justina, assise sur la terrasse, plongée dans Bonjour tristesse, jette un regard sur Jane qui joue sur la plage, à une dizaine de mètres d’elle.
Elle ne vit pas assez intensément ces instants, elle reste à la surface du bonheur alors qu’elle devrait s’y amarrer, alors qu’il faudrait se dresser pour arrêter le temps.
Justina, surtout elle qui est originaire du sud de l’Espagne, n’aime pas le climat d’ici et prétend ne pas comprendre pourquoi ils ne repartent pas vivre dans leur pays. Elle dit souvent à l’approche de l’hiver : « Je ne sais pas ce qu’on est venus faire en France. On n’était pas bien chez nous ? »
Il invente des subterfuges. En France, ils vont faire fortune. Justina nie obstinément de la tête :
« Felix, pourquoi sommes-nous partis ?
– ¿Por qué no me lo dices ?
– Quelque chose te faisait peur, là-bas, n’est-ce pas ? »
Le dimanche vogue à son rythme de croisière.
Justina, qui prétend avoir des dons de voyante, reste aveugle. Elle ne décèle rien de menaçant dans la texture du jour.
Elle se reprochera plus tard cette distraction comme un manque d’attention à la vie.
CRITIQUE
Milo, jeune paumé de 19 ans, est incarcéré à la prison de Fresnes pour un vol qu'il n'a pas commis. Il y fait la connaissance de Kevin qui devient comme un frère pour lui.
A leur libération, l'un décide de reprendre sa vie en main, tandis que l'autre ne rêve que de devenir un vrai caïd.
Mounia, jeune clandestine, va venir mettre à mal leur amitié.
Waouh! Voilà un livre fort qui ne peut laisser indifférent, l'un de ceux où l'on a du mal à décrire tous les sentiments ressentis.
Simone Gélin ne se contente pas de raconter l'histoire de deux petites frappes, mais y mêle aussi des aspects politiques dérangeants.
En passant de mai 68 à la Jungle de Calais, elle décrit un contexte qui, comme dans " L'affaire Jane de Boy" n'est pas fastidieux (vous connaissez mon goût immodéré pour la politique).
L'auteur ne s'embarrasse pas de simagrées, elle va droit au but.
Si vous rêvez d'un roman léger ou "feel good" comme disent certains, passez votre chemin, celui-ci va vous remuer les tripes.
Mais malgré une ambiance pesante et noire, Simone Gélin a réussi à y injecter une part d'humanité, qui nous rassure un peu sur la nature humaine.
J'arrête de tourner autour du pot, c'est un coup de coeur pour moi!