Citations de Slobodan Despot (68)
L'espace de quelques secondes, avec une richesse de détails étourdissante, tout un monde remonta des eaux sombres pour s'y perdre aussitôt. C'était son enfance qui s'en allait pour de bon; Ces lieux, ces parfums, ces jeux auxquels il n'avait plus repensé depuis l'adolescence, il les ressentait à présent, dans ses entrailles, comme une perte insurmontable.
Ayant croisé moins d'une dizaine de voiture et deux ou trois camionnettes, il arriva sur le coup de midi dans la région de Rijeka. Ses yeux s'emplirent soudain d'un bleu oublié depuis tant d'années : le bleu adriatique, plus dense et plus léger à la fois que tous les bleus de la terre!
Les maquis descendaient vers la mer électrisée par la bora comme des troupeaux de moutons confluant vers l'abreuvoir.
Un monde de pouvoir, de technique et d’illusion, à la fois immatériel et régnant en maître sur la réalité où il vivait.
A mesure que les anciennes républiques fédérées se détachaient, dans le sang ou non, je réduisais mon parcours. Les lieux sécessionnistes, je les évitais désormais : ils m'inspiraient une sorte d'aversion.
Même les livres, sur l'étagère, lui étaient familiers. Les classiques du marxisme qu'on avait oublié d'enlever comme on avait omis de les lire. Ce Lounatcharski, qui était-ce déjà ? Et Ilya Ehrenbourg ? Peut-être avait-il écrit des choses valables, malgré tout ? Comme partout, il y avait tout Andrić, Krleža, Thomas Hardy et le complet Pearl Buck, en serbo-croate : le trésor commun d'un grand pays qui s'était volatilisé en quelques mois. Et puis des couvertures en slovène, plus neuves, plus clinquantes. Il ne comprenait plus les titres. La Yougolavie était reliée de toile passée, brune ou marine. La Slovénie nouvelle, brochée et glacée. C'était dans l'ordre des choses.
Ses yeux s'emplirent d'un bleu oublié depuis tant d'années : le bleu adriatique, plus bleu et plus dense à la fois que tous les bleus de la terre ! Les maquis descendaient vers la mer électrisée par la bora comme des troupeaux de moutons confluant vers l'abreuvoir.
- Pas étonnant, ils avaient derrière eux l'Allemagne, le Vatican, les Etats-Unis..
Il était jeune instituteur dans la Krajina, en 1941, lorsque le Royaume de Yougoslavie éclata et que les Croates, déjà, raccrochèrent leur train d'indépendance au train de la puissance du moment, le III°Reich. Tandis que les Serbes, eux, repris par leur folie habituelle, s'étaient mis en tête de faire dérailler à eux seuls ce même train blindé qui venait de soumettre toute l'Europe. Le 27 mars 1941, un groupe d'officiers avait destitué le régent qui avait osé pacifier avec l'Axe.
Jasenovac, c'était le célèbre centre de concentration croate où les Oustachis, durant la Seconde Guerre mondiale, avaient massacré à l'arme blanche des populations entières de Serbes de la Krajina et de Bosnie. Chaque famille, dans la région de ses racines, avait vu quelqu'un des siens finir à Jasenovac. Les néomartyrs. C'étaient le nom que donnaient à ces malheureux les prêtres orthodoxes, évoquant une ville entière engloutie dans les fosses et le limon de la Save. Un afflux de Chrétiens suppliciés comme le monde n'en avait, soulignaient-ils, jamais vu depuis deux mille ans.
Le ton affecté des voix signalait les émissions croates. Qu'il s'agisse de cuisine, de vie pratique ou de sport, tout servait de prétexte à une célébration de la culture "européenne" menacée par la rustrerie des serbo-communistes d'outre-Danube. Les animateurs s'appliquaient à parler la langue nouvelle que l'Etat avait promulguée afin de marquer les distances d'avec l'idiome serbe. Le mot "Europe" dans leur bouche sonnait comme une damnation pour tous ceux qui n'en étaient pas.
Les noms qu'il avait lus sur la carte et qu'annonçaient peu à peu les panneaux - Erdut, Dalj, Borovo, Vukovar - lui étaient aussi familiers que celui de sa propre rue. Or il n'avait jamais mis les pieds en ces lieux, ni même dans toute cette campagne comprise entre Save et Danube.
Durant le trajet depuis le centre ville, il l'interrogea sur son père et sur le sort de ses proches en Krajina, répandit son mépris sur les "nazillons " croates et fustigea le gouvernement d'Eltsine pour avoir trahi les frères serbes.
Les enfants de Nikola K. n'en revenaient pas. A quoi servaient-ils, tous ces organismes aux noms mystérieux dont les drapeaux flottaient dans les rues de Belgrade et dont les gros 4×4 passaient en trombe sans se soucier des feux ?
Les représentants locaux des ONG se montraient particulièrement procédurier et froids. Ils semblaient faire de l'inhumanité un attribut de fonction. Les étrangers, eux, ne comprenaient pas bien la situation, répétant les propos frivoles et lénifiants qu'on entendait sur les télévisions à l'Ouest.
Oyez ! Nous avons de quoi vous mater, désormais ! Nous avons suffisamment de canons et d'obus pour tailler en pièces toute votre république de va-nu-pieds ! Nous gaspillons même, et c'est exprès, car on mesure la fortune des États à la splendeur de leurs feux d'artifice. Nous sommes riches, riches du soutien de nos alliés, des pays les plus riches du monde ! Vous ne luttez pas contre nous, imbéciles, mais contre tout l'Occident dont nous sommes le cordon sanitaire face à votre souillure balkano-communiste !
Ne leur avait-on pas répété mille fois, à la télévision et sur les radios, que la Krajina était imprenable et que la Serbie ne la ĺâcherait jamais ? Qu'on ne ferait qu'une bouchée de ces éternels collabos de Croates, tout juste bons à achever les femmes et les blessés dans les sillons de leurs maîtres ? Qu'il ne fallait surtout pas céder à la panique et abandonner les foyers ancestraux ?
D'ordinaire, en cette saison, les oiseaux commençaient leur chant avant la première lueur de l'aube, se livrant à un crescendo à mesure que le ciel s'illuminait. Ce matin-là, on n'en entendait aucun. Il ne perçut que le bourdonnement des abeilles, dense et compact, et eut l'impression qu'on avait monté un transformateur électrique derrière la cabane.
Il y avait construit une cabane dans laquelle il passait de plus en plus de temps, jusqu'à des semaines entières, à soigner les ruches ou ramasser des simples. C'était son isposnica, comme l'appelaient en plaisantant les voisins, son ermitage où nul ne venait plus lui reprocher son mutisme et sa sauvagerie. Ils ne pouvaient savoir à quel point il y était volubile, parlant gaiement aux abeilles et à l'âne qui le suivait partout.
Toute ma petite pharmacie repose sur le miel. Il adoucit tout, il dissout tout, il enrichit tout. Toute notre vie, d'ailleurs, repose sur le miel. Plus de miel parce que plus d'abeilles. Plus d'abeilles, plus de fécondation. Plus de plantes sur terre ! Sauf, peut-être, ces choses qu'on cultive en Hollande sur de la laine de verre et qu'on appelle poivrons. Et pourtant, elles sont en train de disparaître.
On ne peut combattre tous ses vices à la fois, ni les déraciner jusqu'au dernier. Le mieux qu'on puisse faire, parfois, est de choisir : j'ai opté pour le moins mortel d'entre les miens.