Théophile GAUTIER - Le merle
Nul autre peintre que Gauguin n'aura autant bourlingué et fait entrer l'esprit de voyage, et le choc des cultures que celui-ci favorise, dans le langage des formes. Cette double nécessité l'apparente aux poètes qu'il a adulés, le Mallarmé de "Brise marine", le Rimbaud du "Bateau ivre" et, en premier lieu, le Baudelaire des "Fleurs du mal" en sa créolité obsessionnelle. Marin, Gauguin l'est jusqu'au bout des ongles, et tous les témoignages, des Américains de Pont-Aven à l'ami Van Gogh, s'accordent à le peindre en termes irréconciliables, doux et rude, noble et malsain, subtil et obscène, capable de citer la Bible, Shakespeare ou Verlaine comme de chanter à tue-tête les rengaines les plus salées. Sexe facile, nostalgie profonde et recherche de l'imprévu soudent ensemble les exilés de haute mer...
En guise de départ (p. 7)
La série des "Nymphéas" a-t-elle vraiment fait entrer Monet dans le XXème siècle ? Ont-ils servi, ces lents nénuphars, de pont, de cheval de Troie à cet artiste qu'on pouvait croire parvenu, vers 1900, au terme de sa carrière, au bout de son inspiration ? La question mérite d'être posée, elle doit même s'entendre doublement. Il faut en effet se demander si Monet eut conscience que l'époque qui allait s'ouvrir appelait de sa part un changement d'orientation, au moins de nouvelles explorations formelles, de nouveaux sujets. Mais on doit aussi se demander dans quelle mesure l’impressionnisme pouvait encore être perçu comme moderne, en prise sur le monde et l’imaginaire contemporains, par les artistes qui venaient à maturité autour de 1900.
"Monet raconté"
Depuis l'Antiquité, le monde pleure sa jeunesse. Le sentiment que la civilisation est un progrès et une perte, inséparablement, a engendré très tôt la nostalgie des sociétés que l'on dit moins avancées, primitives, pour le meilleur et pour le pire.
Etrange Cythère (p. 131)

Le Salon de 1859 offre surtout à Baudelaire l'occasion de raconter sa visite de l'atelier de Boudin, effectuée lors de séjours récents, à Honfleur, auprès de sa mère, de janvier à mars et de mai à juin.
C'est peut-être par l'entremise de Courbet, alors en Normandie, qu'il entra en rapport avec l'enfant du pays. Ni ce dernier ni Boudin n'ont raconté cette visite au cour de laquelle le poète découvrit "plusieurs centaines d'études au pastel improvisées en face de la mer et du ciel", autant de preuves que le vrai paysagiste n'abolit jamais la différence qui sépare le tableau des notes hâtivement prises sur le motif. Baudelaire souligne d'abord le dévouement du peintre d'Honfleur à son art.
[...] "Plus tard, sans aucun doute, il nous étalera, dans des peintures achevées, les prodigieuses magies de l'air et de l'eau. Ces étonnantes études, si rapidement et si fidèlement croquées, d'après ce qu'il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa forme et dans sa couleur, d'après des vagues et des nuages, portent toujours, écrites en marge, la date, l'heure et le vent; ainsi, par exemple : 8 octobre, midi, vent de nord-ouest. Si vous avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous pourriez vérifier par votre mémoire l'exactitude des observations de M. Boudin. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l'heure et le vent. Je n'exagère rien. J'ai vu. À la fin tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs, me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l'éloquence de l'opium. [...]" (Charles Baudelaire)
Nouvelle vague (p. 118-119)
Le beau est fait d'un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d'un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l'on veut, tour à tour ou tout ensemble, l'époque, la mode, la morale, la passion.
Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne 1863.
Les fenêtres dans les scènes d'intérieur de Caillebotte ne constituent pas seulement des foyers de lumière. Il semble s'être inspiré, tout en inversant le point de vue, du "Balcon" de Manet, lequel présente l'embrasure de la porte-fenêtre comme le seuil entre l'espace privé et le monde extérieur où l'on paraît en public. Caillebotte nous fait pénétrer dans l'intérieur bourgeois, et le motif de la fenêtre apparaît chaque fois pour marquer la frontière fragile entre l'intimité domestique et l'univers de la rue. (p. 62)

1954, qui marque le début de la guerre d'Algérie, est aussi l'année de la mort d'Henri Matisse. En cette même année, Picasso a commencé ses "Femmes d'Alger", extraordinaire suite de variations d'après le chef-d'oeuvre de Delacroix. "Matisse en mourant m'a légué ses odalisques", déclare alors Picasso. La façon dont le plus illustre contemporain et rival de Matisse revendique l'héritage d'un motif expressément orientaliste, fût-ce sur le ton de la boutade, souligne le sentiment assez général que Matisse est le dernier représentant d'une tradition inaugurée, dans la période moderne, par Delacroix. On perçoit l'ambiguïté de l'hommage de Picasso, l'odalisque étant surtout associée, comme on le sait, aux simulacres d'Orient mis en scène par Matisse dans sa "période niçoise" (vers 1917-1930), alors que cet emblème d'un fantasme européen tenace reste notoirement absent de toutes ses peintures directement ou indirectement inspirées par ses séjours en Algérie ou au Maroc. L'empreinte de l'Orient a fini par imprégner l'oeuvre tout entier de Matisse, l'érigeant en exemple d'un orientalisme "moderniste", avec toutes les nuances que les historiens anglo-américains ont pu donner à ce mot. (p. 257)
Epilogue, l'Orient de Matisse, Deepark Ananth
Gauguin n'a cessé de rêver d'une Bretagne qui n'a jamais existé que dans sa peinture, d'un éden salé, peuplé d'êtres simples mais vrais, d'activités primitives, d'une ferveur religieuse que le peintre érige moins en modèle de piété qu'en exemple d'une psyché et d'une société épargnées par le désenchantement rationaliste moderne.
Arles ou l'oeil en rut
Le granit fait homme (p. 76)
Plus largement, Gauguin, son art et ses écrits participent du grand sursaut antimoderne de la fin du XIXe siècle, qui passe au crible la domination que la technologie et l'argent commencent à exercer sur les hommes. Nous ne sommes pas sortis, à l'évidence, de l'urgence q'il y a à réconcilier, selon les termes mêmes de l'artiste voyageur, âge moderne et condition humaine.
La grande particularité de Courbet est que malgré son profond enracinement dans son terroir de France-Comté et surtout dans son village d'Ornans, il n'a jamais été considéré comme un peintre folkloriste. Causant un scandale en étalant sur grand format les us et coutumes de sa région, il imposa d'emblée son talent révolutionnaire, et infléchit dans son sens l'art de son temps.
Les Francs-comtois formaient clan à Paris, au XIXe siècle, depuis que Charles Nodier, né à Besançon, avait ouvert son salon de l'Arsenal à ses compatriotes. Ils étaient fiers de compter dans leurs rangs Proudhon et tant d'autres phares de l'époque. Victor Hugo lui-même qui, né par hasard à Besançon, se proclama toujours du pays. La petite commune d'Ornans s'enorgueillit elle aussi à la fois d'un passé de liberté et de privilèges, et d'une tradition républicaine.
1876 - [p. 88]