Stephen Vizinczey :
Un millionnaire innocentOlivier BARROT , à bord d'un
bateau hongrois, nous fait découvrir Budapest , les bords du Danube et le livre "
Un millionnaire innocent" de
Stephen Vizinczey, éditions "le Rocher", BT du livre.
« Il peut me faire souffrir, me faire boire de la ciguë ou m'expédier en exil. Mais il est une chose que même Lui ne peut pas, c'est faire de moi un sujet autrichien. »
Il était impossible que des gens qui s'enorgueillissaient de tels ancêtres se laissent réduire à l'esclavage. Et, en nous identifiant aux héros de notre histoire, nous reconnaissions tous en nos oppresseurs les oppresseurs de nos ancêtres. Tous étaient du même acabit, des étrangers qui voulaient imposer leur loi.
Chapitre 14.
Il était acteur et gagnait, tant bien que mal, sa vie en jouant des pannes dans des films hollywoodiens à petit budget, tournés en Europe.
Dans la plupart de ces films, il mourait.
Après avoir péri sous les traits d'un martyr chrétien, lors des derniers jours orgiaques de l'Empire romain, il ne ressuscitait que pour être tué derechef au beau milieu d'un western filmé en Espagne; Dans les comédies romantiques mettant en scène des Américains sur la Côte d'Azur, il incarnait le copain pas très malin du séduisant héros, sombrant dans l'oubli avec un savoir-faire mélancolique. On peut voir tout ça, très tard le soir, à la télévision.
"Avec tout le fric qu'elle a, elle bouquine! " grommela Sypcovich in petto. Quel n'aurait pas été son amertume s'il avait su qu'elle ne lisait même pas un best-seller, mais un livre épuisé, écrit par un Australien défunt et consacré à un compositeur autrichien également défunt, dont le nom, selon un rapport du Public Broadcasting Service, était inconnu à quatre-vingt-sept pour cent des étudiants universitaires américains avant que Hollywood ne tournât un film à son sujet. "Elle bouquine, cette connasse!", marmonna-t-il entre ses dents.
Il me semble à présent que chaque fois que j'ai cru apprendre quelque chose sur les gens ou sur la vie en général,je n'ai fait que donner une forme différente à mon immuable ignorance-c'est ce que les philosophes compatissants appellent la nature du savoir.
Parmi celles que je réussis à mettre dans mon lit, certaines se montrèrent encore plus bizarres. Une bibliothécaire de trente-deux ans m'offrit son corps moins d'une demi-heure après que nous eûmes fait connaissance à une soirée, et dans l'heure qui suivit elle me demanda en mariage. Après quoi elle me fit une leçon sur mes responsabilités nouvelles en qualité de futur époux. Il serait de mon devoir de lui assurer une certaine aisance tant que je vivrais et après ma mort - c'est à dire qu'il me fallait souscrire une assurance-vie. En l'espace de moins de deux heures, cette étrange créature était prête à m'épouser et à m'enterrer. Elle ne se décida à partir que lorsque je lui expliquai que j'étais issu d'une tribu qui enterrait la veuve vivante aux côtés de son mari défunt.
Nous nous accrochons à l'espoir de l'amour éternel en niant sa validité éphémère. C'est moins douloureux de se dire « je suis superficiel », « elle est égocentrique », « nous n'arrivions pas à communiquer », « c'était purement physique », que d'accepter le simple fait que l'amour est une sensation passagère, pour des raisons qui échappent à notre contrôle et à notre personnalité.
Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si,enfant,je n'avais pas bébéficié de ces petites réceptions de ma mère?C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies ,comme des territoires à conquérir,mais toujours comme des alliées et des amies-- raison pour laquelle, je crois,elles m'ont toujours,elles aussi,montré de l'affection.
Comme disait Lajos Kossuth, le chef de la révolution de 1848, les Hongrois ont «une personnalité historique» — c'est-à-dire qu'ils puisent dans l'histoire des siècles et des millénaires passés la force de lutter contre les puissances meurtrières de leur temps. Ils peuvent se référer à l'histoire d'une nation vieille de mille ans, au cours desquels, qui plus est, se répète constamment le même schéma de dépossession et de résistance, de sorte que même les plus idiots s'en souviennent. L'histoire de leur défaite et de leur survie a pour eux valeur d'une religion, comme chez les Juifs ; ils ont la tête pleine des calamités qui n'ont pas réussi à les anéantir.
Nous avons déjà été châtiés
Pour nos péchés passés et à venir
dit l'hymne national, traduisant cette attitude d'apitoiement sur soi-même et de défi qui fait des Hongrois des sujets si agités et si rebelles malgré leurs fréquentes défaites.
(...)
Les citoyens des grandes nations ont tendance à croire que les victoires sont éternelles ; les Hongrois, eux, s'intéressent surtout au déclin du pouvoir, à la chute inévitable des vainqueurs et à la renaissance des vaincus. C'est pourquoi peu d'entre nous ont jamais imaginé que les Russes resteraient pour de bon ; on se demandait seulement quand ils partiraient et comment.
p. 210~211
Il y a fondamentalement deux sortes de littérature.
L'une vous aide à comprendre, l'autre vous aide à oublier; la première vous aide à devenir une personne libre et un citoyen libre, l'autre aide les gens à vous manipuler. L'une s'apparente à l'astronomie, l'autre à l'astrologie.
On dit qu'une femme imaginative est capable de copulation collective avec un partenaire unique.