Payot - Marque Page - Tessa Hadley - Free love

Ils lisaient tous les deux le soir , souvent pendant des heures . Ce n'était pas la lecture anodine dont leurs voisins de la classe moyenne parlaient , celle qui vous aidait à franchir , dans un glissement , le seuil du sommeil , l'équivalent d'un somnifère, le marque - pages progressant par modestes avancées . Sophy et Grantham dévoraient leurs livres : lire était une liberté arrachée à la trame réglée du quotidien.Sans même jamais en avoir discuté , chacun savait que l'autre approuvait l'habitude de retourner leur réveille- matin réglé sur sept heures , de sorte qu'ils n'avaient aucune idée du temps qui passait tandis qu' assis , ils tournaient les pages , aucune idée non plus de leur imprudence ou de la façon dont ils le paieraient le jour suivant.
Evidemment , leurs lectures étaient bien différentes : les romans de Sophy empruntés à la bibliothèque , les livres sérieux de Grantham . Naturellement , Sophy éteignait la première , elle posait son livre ouvert , pages contre le sol --- cassant sa tranche , se plaignait -il -- et renonçait à son engagement dans l'altérité de la lecture avec un soupir presque sensuel. ( p 268 )
Alice était encore secouée par sa dispute avec Pilar, et avec tout le monde - c'était une douleur en dents de scie. Puis presque d'un coup, alors même qu'elle se laissait glisser dans son coin du banc, Alice cessa de se défendre devant son propre tribunal. La conscience - pareille à une chose légère, très fine - tomba du ciel et se posa sur elle; la vieille église devait en être pleine, après toutes ces années d'introspection. C'était toujours un soulagement, pensa-t-elle, de s'accuser et d'être la perdante dans toutes les disputes. Avec la même maladresse que celle dont elle faisait preuve quand elle blessait, elle s'imagina aussi pardonnée, elle regrettait sincèrement.
"Harriet hésita sur le bord avant de la rejoindre. Quand Pilar tituba dans le courant, qui était assez fort bien que l'eau ne leur montât qu'aux mollets, elle saisit le bras d'Harriet et s'y accrocha en riant ; Harriet tint bon, rassemblant ses forces pour soutenir Pilar. Le vacarme de la rivière les isolait de Roland".
Tous les membres de la fratrie ressentaient parfois, au fil des vacances, le simple agacement et la perplexité de la cohabitation familiale : la manière dont cela érodait un amour et un attachement néanmoins intenses et tenaces quand ils étaient séparés. Ils se connaissaient si bien, trop bien et pourtant ils étaient constamment surpris par les difficiles tours et détours - qu'ils avaient oubliés, si familiers dès qu'ils apparaissaient - de la personnalité des autres. (p103-104)
Elle avait tellement désiré devenir actrice, depuis toujours – pourtant, dans n’importe quel autre rôle que le sien, à la surprise générale, ses performances avaient été hésitantes et manquaient de conviction.
Kasim avait autrefois eu un faible pour sa prof de maths et les mains potelées de Fran, grêlées de taches de rousseur, éveillaient un souvenir plaisant d’équations nettement inscrites sur un tableau blanc. Pour frimer, il parla de la théorie de l’optimisation et de la déviation en chaîne des fonctions composées – le montant x d’un bien demandé dépend du prix p qui dépend de la météo, mesurée par le paramètre m, et ainsi de suite. En réalité, les maths devenaient ennuyeuses à mesure qu’on progressait dans ses cercles inexorables. Mais il prit plaisir à leur faire peur avec ses solutions à la crise bancaire : on aurait dû laisser les banques se planter, expliqua-t-il avec sérieux, ainsi que les compagnies d’assurances qui ont acheté les créances hypothécaires, et on aurait dû laisser les gens qui ont trop emprunté pour acheter leurs maisons perdre ces maisons.
Roland n'était pas le moins du monde révolutionnaire mais n'en pensait pas moins que le National Trust était l'opium des classes moyennes, il découvrit qu'il n'y prenait pas vraiment de plaisir. Il y avait trop de vacanciers -parce qu'il pleuvait, qu'il faisait froid et qu'il n'y avait nulle part ailleurs où passer le temps-, ils traversaient les salles d'un pas lourd et mouillé, s'interrogeant docilement devant la grande table de la salle à manger, dressée de damas, d'argenterie et de Wedgewood, de fruits en plâtre verni et de gibier et de petits pains en plâtre poussiéreux pour la délectation de vingt invités morts depuis longtemps et qui auraient méprisé tous ces touristes.

Quand le téléphone a sonné, ils écoutaient de la musique. C’était un soir d’été, il était 21 heures. Ils avaient fini de dîner et Christine, asisse, les pieds coincés sous elle sur le fauteuil, écoutait avec intensité ; elle reconnaissait la musique sans pouvoir dire ce que c’était. Alex l’avait choisie sans la consulter et, maintenant, elle s’entêtait à ne pas lui demander – il éprouvait trop de plaisir à connaître ce qu’elle ne connaissait pas. Il était allongé sur la banquette de la fenêtre en saillie, un livre ouvert dans la main, il ne lisait pas, le livre reposait sur son torse ; il contemplait le ciel au dehors. Leur appartement se trouvait au premier étage, et la fenêtre du salon donnait sur une large rue bordée de platanes. Une volée de perruches provenant du parc traversa le ciel de la fenêtre, et l’obscurité brun-pourpre du hêtre voisin fumait sur fond de ciel turquoise, avalant la dernière lueur du jour. Un oiseau noir, dont la silhouette, bec ouvert, se dessinait sur une branche, paraissait chanter, mais la musique couvrait ses trilles.
C’était le téléphone fixe qui sonnait. Christine s’arracha à la musique ; elle se leva en regardant tout autour d’elle pour déterminer ou ils avaient laissé le combiné, la dernière fois qu’ils s’en étaient servis – probablement quelque part dans la pièce, parmi les piles de livres et de papiers. Peut-être dans la cuisine avec la vaisselle? Alex ignora la sonnerie, ou montra uniquement qu’il l’avait entendue d’une petite tension agacée du visage – toujours cette expressivité fluide, étrangère, parce que ses yeux étaient si sombres, soulignés comme s’ils étaient peints. Avec l’âge, cela devenait de plus en plus frappant, et un éclat filtrait de sa chevelure qui, autrefois, avait été de la couleur de l’or sombre terni.
Tout est provisoire, se reprit-elle. Dans les heures qui suivront, nos perceptions ne vont cesser de changer et d’évoluer en accéléré, au fur et à mesure que nous nous adapterons à cette nouvelle forme déchirée de nos existences.
« Alors à quoi rêvez-vous? »