Sur l'écran de télévision, Samantha fronce son ravissant petit nez de Sorcière bien-aimée, aux yeux bleus et au brushing impeccable. Je la vénère. Ma grand-mère s'ébahit de ses mimiques. Le merveilleux nous unit.
L'époque est formidable et aucune difficulté ne résiste au pouvoir magique des femmes. Le passé est une cave obscure, peuplée de vermine et de fantômes.
J'exhibe ma mère, objet d'amour parfait, comme une décoration à la boutonnière qui flatte ma vanité...
Les vivants ne doivent pas se reprocher d'être vivants. Sinon les Turcs nous auront tout pris. La vie et la raison. Le convoi est plein de femmes à moitié folles.
Dans la guerre des bouches que se livrent au-dessus de nos têtes, sans jamais s'affronter directement, ma grand-mère et ma mère, l'une nous voit comme une couvée d'oisillons affamés qu'elle rêverait de pouvoir sustenter nuit et jour, l'autre comme une triplette d'enfants à élever avec des repas à heure fixe, de la salade verte, de la viande rouge et des yaourts, bref, ce qu'une femme active dans les années soixante-dix considère comme l'alpha et l'oméga d'une alimentation saine.
Toute mon enfance, je suis coupée en deux par un conflit de loyauté et déchirée par les arbitrages qu'il m'impose.
Si je dis à ma mère que j'adore les gâteaux de ma grand-mère, ne va-t-elle pas être blessée et croire que je préfère ma grand-mère, alors qu'il n'en est rien ? Ce serait un atroce malentendu. Pour ne décevoir ni ma mère, ni ma grand-mère, je mange à tous les râteliers, je camoufle, je mens, j'improvise.
Pour neutraliser les Arméniens, le pouvoir a commencé par arrêter toutes les têtes pensantes. On les accuse d'être à la solde des Russes. De détenir des armes. S'ils ne les rendent pas sous vingt-quatre heures, ils sont arrêtés. La peur de finir dans les cachots turcs est telle que certains qui ne possèdent pas d'armes en achètent pour les rendre et prouver ainsi leur bonne volonté et leur docilité. Évidemment, ils sont les premiers arrêtés. Et tous ceux qui n'ont rien restitué aussi. Il n'y a pas de choix gagnant.
Quand elle me voit mastiquer la première bouchée et qu'elle constate le fonctionnement normal de mon palais, de ma dentition et de ma déglutition, signe sans équivoque pour elle de la bonne santé d'un enfant, c'est comme si l'air s'engouffrait de nouveau dans ses poumons, après une immense apnée.