Vincent Crouzet

En conséquence : eu égard 1) à notre collaboration commune sur le secteur diamant, 2) à l'intérêt porté par la France à la stabilité de son voisin francophone, 3) aux services précédemment rendus par Sacha Bronstein dans le cadre de la lutte anticriminalité en Afrique Centrale et australe, demandons assistance de votre service pour parer à toute hostilité immédiate sur la place d'Anvers. Demandons rencontre en urgence.

3. Des rumeurs d'attentats islamistes persistent sur Anvers, rumeurs liées aux départs précipités des principaux diamantaires libanais chiites de la ville.

Fort One est le consortium de sécurité privé qui veille sur le quartier. Le contrôle du système électronique et vidéo est tombé dans les mains de la Tour.

Pourtant, mon bureau est "nettoyé" toutes les semaines et équipé d'un système de brouillage électronique. En ma responsabilité de président de la Bourse, je ne peux pas prendre le risque de la moindre écoute. La sûreté de l'Etat veille à ma sérénité. Son rôle est aussi de me protéger des opérations de déstabilisation extérieure, d'où la raison de la présence de ma correspondante de la Sûreté dans mon bureau.

Elle, c'est mon contact auprès du Service du Roi. Espionne belge - Sûreté de l'Etat - infiltrée dans le quartier Diamant, l'œil de Bruxelles sur nous. Président de la Bourse, je connais son identité. Elle traite, ès qualités, avec moi.

Un défi à toute interprétation géopolitique de la planète. Dans cette seule rue au monde, des islamistes saluent des Israéliens, des juifs orthodoxes enrichissent des juifs laïcs. Les ennemis se frôlent, se reniflent, font des affaires.

La Rue présente tous les visages du diamant. Le pas lassé des Jaïns, leurs costumes sobres taillés à Bombay, leurs chaussures sombres au bout corné, la bonhomie ou les mines renfrognées des Hassides l'air toujours affairés, la discrétion des Libanais qui ne sont pas ici chez eux.

L'entrée des bureaux de la Beurs voor Diamanthandel, la Bourse, la plus puissante des quatre d'Anvers, se situe au 51, Hoveniersstraat, quasiment à l'angle de Schupstraat. L'arrière du bloc de la Bourse donne sur Pelikaanstraat, sur la façade du bâtiment historique originel, au 78, sur la longue rue poussiéreuse qui longe les voies. Le 51 est un ensemble de bureaux très sobre de dix étages, construit â la fin des années soixante.

La Rue, ainsi nomme-t-on le zigzag de ces trois artères, dont Hoveniersstraat est le centre du segment. C'est une rue piétonne longue de deux cents mètres qui accueille l'immeuble du Diamant coordonnant la cohésion des quatre Bourses diamantifères d'Anvers, et enfin celui de la Beurs voor Diamanthandel, le coeur de tout.

Ici commence le quartier. Trois rues piétonnes, formant un Z, bordées d'immeubles de bureaux hideux. Seuls les véhicules de sécurité et les convois de la Brinks sont autorisés à franchir les plots qui barrent Schupstraat à une extrémité et Rijfstraat à l'autre.
Trois rues. Mon village, mon Shtetl.

Il existe peu d'artisans capables de sublimer les diamants d'exception.

Je suis déjà sur De Keyserlei, ce boulevard impersonnel crasseux, bordé de commerces et de restaurants pour touristes, qui mène â la gare centrale.

La production qui s'est intensifiée est tombée dans les mains de compagnies minières géantes australiennes, canadiennes et russes. Les présidents des pays producteurs ne se laissent plus imposer les conditions du Syndicat.

En fait, Steiner n'est plus le maître. Depuis quelques douze années, Stones accumule les revers : changement de régime en Afrique du Sud, procès avec la justice américaine pour violation de la loi antitrust, restriction par l'Union européenne des achats de pierres de la compagnie en Russie, apparition de nouveaux tycoons à Moscou, Mumbai et Tel-Aviv, épuisement des gisements sud-africains et enfin mise à l'écart dans d'importants pays producteurs tel l'Angola et la République démocratique du Congo.

Christian Steiner, qui ne cesse d'affaiblir la place d'Anvers, qui chaque année restreint le nombre de nos représentants sur la liste des Stonesholders, a choisi notre Bourse du diamant pour dévoiler le nouveau trésor du Syndicat.

Il n'est nullement besoin d'arriver plus tôt sur Hoveniersstraat. Le quartier Diamant ne s'anime réellement que vers dix heures.

Quand le temps le permet, je couvre cet itinéraire à pied, entre les quais sur l'Escaut et mon bureau au dixième étage de la Bourse du diamant. Je ressens pleinement ma ville, ainsi. Je quitte les vieux quartiers, celui des belles endormies et des spectres inquisiteurs, pour gagner le centre du monde. Le centre de mon monde, simplement dénommé le quartier Diamant.

Le Meir est surtout un formidable courant d'air, un couloir dans lequel s'engouffre le vent tenace qui rafale la mer du Nord, ce vent glacé qui bat mon manteau de cachemire.

Le Meir est l'artère principale d'Anvers, celle qui relie la ville catholique au quartier de la gare, donc aussi celui du diamant. Le Meir est l'orgueil des Sinjoren. Les façades baroques, vaniteuses, méprisant le tout-venant, attestent de la splendeur passée et présente de la cité.

Le Meir est encore désert.
Dans une heure, ici, s'ouvriront les temples de la consommation, les mêmes que partout ailleurs. Enseignes, odeurs rigoureusement identiques.