Citations de Émilienne Malfatto (240)
Dans le ciel très contrasté, magnifiques, des oiseaux tournent contre les nuages. Je pense d'abord à des aigles, mais ce sont des charognards.
Trop d'argent à gagner pour que la vie humaine fasse le poids.
Je vais tuer tout à l'heure et je penserai que je n'ai pas le choix. Sa vie ou notre honneur à tous. Ce n'est pas moi qui tuerai, mais la rue, le quartier, la ville. Le pays.
Je suis le lâche, celui qui désapprouve en silence. Je suis la majorité inerte, je suis l'homme banal et désolé de l'être. Je suis le frère de ma sœur qui aime et comprend. Je suis le frère de mon frère qui respecte l'autorité de l'aîné. Je suis celui qui condamne les règles mais ne les défie pas. je suis le complice par faiblesse.
un écusson de tissu de
rien du tout
voilà à quoi tient l'ennemi
au loin tout près les canons crachaient leur vacarme
de mort métallique
il y avait déjà plusieurs jours que je ne l'entendais
plus vraiment
crois-moi si c'était à refaire j'eûs préféré
que ce soit toi
qui tires
que tu me tues
plutôt que de mourir lentement de ne pas en finir
de mourir
Vous me direz
Il faut bien distinguer
Entre tuer à la guerre
Tuer pour tuer
C'est en tout cas ce qu'on nous disait à l'époque
Les morts de guerre ne sont pas des crimes
Soldats,
Nous disait-on
Puisque vous avez tué pour une cause noble
Pour la défense de la Nation
Pour la victoire
Et dans leur voix tu sentais la majuscule
Alors que la vie n'en prenait pas
Ô vous tous
puisqu’il faut que je m’adresse à vous
que je ne peux plus vous ignorer
puisque vous êtes devenus les sombres seigneurs
de mes nuits
puisque vos ombres et vos cris
résonnent dans mes ténèbres
puisque les Hommes-poissons
ont pris possession de mes rêves
vous tous je m’adresse à vous
mes victimes mes bourreaux
je vous ai tués tous
chacun de vous il y a dix ans ou
dix jours
ou ce matin
et depuis je suis condamné à continuer
de vous tuer
chaque fois à chaque nouveau mort
j’augmente ma peine ma
condamnation sans appel
perpétuité
perpétuité
comme vous les Hommes-poissons
je vous revois flotter
dans l’eau grisâtre
flotter
vous revenez depuis peupler mes cauchemars
vous avancez en écartant les roseaux
vous tendez vers moi vos membres décharnés
gonflés par les eaux
vous tendez vos mains et c’est toujours alors
toujours que
je vous tue
à nouveau
tuer les morts vous tuer encore vous mes victimes
puisque c’est la seule voie puisque je vous ai déjà
tués
puisque bientôt vous me tuerez
(Incipit)
c'est fou ce que c'est lourd une ombre
on ne le croirait pas
avez-vous déjà remarqué
quand le soleil tombe à l'horizon
cette ombre longue et lourde le long des murs
accrochée à vos pas
ce qu'elle est lourde à traîner
et quand vous vous retournez
vous ne la reconnaissez pas
c'est qu'elle vous montre la part que vous ne voulez pas voir
la part d'ombre
Il est égal qu'on assassine des activistes à quelques kilomètres. Que les indigènes de la Sierra Nevada - barre de montagnes qui bloque l'horizon au sud - soient pris entre les différents groupes armés comme entre le marteau et l'enclume. Qu'à quelques kilomètres d'ici, des zones soient considérées trop dangereuses pour y mettre les pieds. Que la quasi-totalité des activités touristiques soient ponctionnées par des bandes criminelles - les néo-paramilitaires du coin-,qui s'en servent, au passage, comme lavomatic pour l'argent de la drogue.
Santa Marta, ville balnéaire, touristique, est une vitrine que le ministère du Tourisme voudrait présenter au monde : d'apparence paisible, avec des palmiers, de la salsa, des filles dénudées et quelques artefacts indigènes. La carte postale.
Sentir l'atmosphère de cette ville, sa touffeur, les quartiers miséreux des déplacés et la poigne ferme des grandes familles, les Vives Díaz, les Lafaurie et les autres, qui règnent depuis que la ville fut fondée, en 1525, première cité espagnole du continent - on en tire une certaine fierté ici, comme si avoir été colonisé et acculturé avant les autres était un privilège.
Ta mère et ta fille m'ont fait connaître ton visage : celui que tu avais eu, celui que tu aurais pu avoir. Tes traits passés et futurs. Trois générations de femmes comme un voyage dans le temps.
Il en va des histoires de famille comme des souvenirs d'enfance. Chacun possède sa propre vérité, sa propre légende, dont il refuse de douter. Des rôles précis y sont assignés aux autres. L'amour, la jalousie, l'envie, la mauvaise foi, la rancœur s'y mêlent. Aussi l'histoire de tes jeunes années,Maritza, est-elle radicalement différente selon le récitant.
Je suis passée devant un camp militaire comme il y en a dans toute la Colombie.
Le petit avion s'incline et tout est vert. Un tapis d'émeraude. Des grands rubans d'eau qui serpentent entre la forêt comme des anacondas géants.
Les élites politiques et économiques ont la mainmise sur ce pays depuis des générations, des siècles, elles n'ont pas intérêt à ce que les choses changent. Le chaos les sert.
En définitive, on peut résumer ainsi la problématique : quiconque se met en travers de puissants, ou de leurs intérêts économiques - narcotrafic, grands projets énergétiques, miniers, agricoles ou autres -, est éliminé. Trop d'argent à gagner pour que la vie humaine fasse le poids.
En 2016, 97 leaders sociaux ont été assassinés. En 2017, 159. En 2018, 172. En 2019, 250. En mathématiques, on appelle ça une croissance exponentielle. On pourrait aussi appeler ça un massacre.
Qu'est-ce qu'un "leader social" ? Le terme est beaucoup utilisé en Colombie, en mode fourre-tout. Retenons qu'il désigne toute personne qui se consacre à la défense ou à la promotion de droits - les siens, ceux d'une communauté, de l'environnement, de travailleurs, etc...
Au départ, tu étais un point sur une carte, une statistique dans un tableau sur les assassinats de leaders sociaux, en progression constante dans le pays depuis l'accord de paix de 2016 entre le gouvernement colombien et les FARC, les Forces armées révolutionnaires de Colombie, fruits d'une insurrection paysanne dans un pays où la gestion de la terre est profondément archaïque - pour ne pas dire féodale.