Citations de Éric Faye (362)
Il s'y jouait une pièce de théâtre interprétée par vingt millions de figurants, une tragédie au terme de laquelle celui qui se trompait de réplique était supprimé dans les coulisses (p132)
J'avais peur que les traits des miens ne s'effacent ou que les détails de notre foyer ne s'estompent. Peur qu'une sorte de lèpre ne s'attaque à mes souvenirs, que mon passé ne tombe en poussière avant moi (p93)
Vous le savez bien, ce pays nous donne du fil à retordre, et ce n'est pas prêt de s'arrêter. La CIA est persuadée que le régime n'en a plus que pour quelques mois, quelques années au plus . Je me garderai bien d'être aussi affirmatif. Ce pays a su dans le passé faire le dos rond et vivre longtemps en vase clos. Comme nous, n'est-ce pas ?
Jamais elle n'aurait pensé que le secret se cachait dans cette direction, mais très loin : derrière la crinière des rouleaux et derrière ce large glacis maritime, de part et d'autre duquel deux planètes s'ignoraient.
Je me suis mis à lire ce qu'on écrivait contre la Corée rouge. Je m'autorisais la prose de l'《ennemi》. Au-delà de la mer du Japon ne s'étendait plus le paradis terrestre que j'avais imaginé. Il s'y jouait une pièce de théâtre interprétée par vingt millions de figurants, une tragédie au terme de laquelle celui qui se trompait de réplique était supprimé dans les coulisses.
A force de parler, Naoko Tanabe avait la sensation de se vider de sa langue maternelle comme de son enfance. Tout laisser croire qu’elle témoignait d’une planète lointaine à laquelle elle avait été arrachée à de fins ethnologiques, et qu’elle continuerait ainsi jusqu'à ce que mort s’ensuive.
Je m’appelle Chai Sae-Jin et je travaille pour les services secrets de la République démocratique et populaire de Corée. J’ai été formée à l’Ecole militaire supérieure à détruire quoi que ce soit, à éliminer qui que ce soit et à m’introduire où que ce soit.
Celle qui a vécu maintenant plus de temps en Corée qu’au Japon vient de se rendre compte que la couche de glace du présent, sur laquelle elle se déplace depuis longtemps, est plus fine qu’il n’y paraît. Au-dessous, elle entrevoit des silhouettes qui s’élèvent vers elle, jusqu’à craqueler la pellicule.
C’est curieux, les femmes… La mienne a été arrachée à son île, et pourtant je la sens heureuse. Elle étend le linge en chantonnant, le long de l’allée, comme si de rien n’était. Nos
habits dans le vent sont les bannières de notre bonheur.
… La lune entre par la fenêtre. J’observe ce rectangle de clarté pâle, tréteau sur lequel se sont déposés des éclats de la Voie lactée. On m’a interdit de suspendre des rideaux, alors que les voisins, plus loin sur la route, en ont de si beaux avec des fleurs brodées. Grâce à Naoko, j’ai compris que je n’étais pas la seule à avoir été enlevée. Combien pouvions-nous être au total ? Une dizaine ? Plus ? Peut-être seulement deux à avoir été arrachées au Japon.
Le camp couvre toute une région de montagnes, et dans les clôtures qui le délimitent circule un courant continu. Le camp recèle un centre de détention souterrain. Une prison dans la prison, ou plutôt sous la prison, dont les détenus ne voient jamais le jour et dont les gardiens ont ordre de ne jamais parler.… Le couloir que je devais surveiller comptait une quinzaine de cellules d’isolement, éclairées tout le temps par une ampoule au plafond et tout juste assez longues pour qu’un homme s’y tienne allongé, à une température constante, dans une humidité qui détériore tout, la peau, la santé.
À chaque pas, il semblait à cette mère orpheline retrouver un nouveau mot de la dernière conversation avec sa fille. Et à chaque fois qu’elle pensait à un mot précis, elle le plaçait sous le microscope de la culpabilité.
C’était une coupable qui allait errant dans les rues de Niigata. Régulièrement, à l’heure de sortie des collèges, Elle voyait sa fille devant elle et pressait le pas pour la rattraper, puis dépassait une inconnue en concédant son erreur. Elle ne voulait laisser aucune place au doute, si bien qu’elle préférait mille de ces menues défaites à une seule incertitude.
Soudain, l'envie me prend de tout revoir. Avant d'être parti, désir ardent de revenir (p. 151).
Voyager m'intrigue. Je viens d'atteindre les quarante-neuf ans avec toujours le même enthousiasme pour l'ailleurs. Dans quel but est-ce que je voyage ? Je l'ignore. Par habitude ? Les habitudes ne procurent pas autant de joies. Les habitudes rassurent. Voyager est tout autre. Autant le fait de vouloir voyager m'intrigue, autant la vie sédentaire m'est insupportable. Peut-être suis-je ainsi fait que je n'ai d'autre choix que de changer de lieu régulièrement, pour rompre avec l'impression que rôde autour de moi une petite mort (pp. 125-126).
On ignore tout de la destinée d'Ulysse dans les années qui ont suivi son retour à Ithaque; sans doute Homère ne savait-il pas raconter le quotidien d'un roi dans son palais.
J'ai eu le passé pour métier, plongeant dans le temps afin de fuir mon présent.
Il ne faudrait jamais se demander pourquoi. Ici, d’ailleurs, c’est un mot que l’on n’entend jamais.
C’est une pièce de théâtre cruelle et tragique. Le monde qui commence au-delà des clôtures de ce pays n’a rien à voir avec ce que nous vivons.
Dehors, le passé a commencé de jaunir. Le genre humain se racornit.
L'automne a pénétré jusque dans les âmes, cet automne. Il a ruisselé en nous. Imposé des silences où il n'y en avait pas encore.