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La Préface de 1671 énonce sans aucun doute à la fois les clés de la pièce et les grandes idées qui dominent le théâtre racinien. Si la célèbre formule «ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie» (Préface) s’applique à la lettre à Bérénice, elle indique surtout un déplacement dans l’expression du tragique, qui s’incarne ici en une cérémonie dont la dignité narrative, quelle que soit la violence des passions engagées, répond à la dignité intérieure des personnages, celle-ci devant les pousser à un dépassement d’eux-mêmes — parfois dans l’horreur — qui les rendra héroïques. Certes, la Préface laisse aussi filtrer des intentions polémiques. L’apologie du vraisemblable, qui trouve son fondement dans la simplicité, l’idée que «toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien», sont autant de flèches lancées contre Corneille : son Tite et Bérénice offrait une intrigue beaucoup plus compliquée et le schéma en quadrille empêchait par les nombreux rebondissements le développement de cette «tristesse majestueuse» montrée par Racine. La pièce de Corneille fut pourtant un demi-succès et montra que le goût du public allait encore vers les tragédies implexes. Mais ce fut Bérénice qui remporta la victoire sans que les «doctes» pussent entamer la faveur du public. Cependant, ce qui fit son succès au XVIIe siècle provoqua sa chute jusqu’au XIXe : si peu de personnages pour une action si simple qu’elle est parfois jugée inexistante ne pouvait séduire les partisans du drame. Cette pièce, qui respecte la règle des vingt-quatre heures, rappelle à tout moment les cinq ans qui ont précédé ce jour fatal en contrepoint des «pour jamais» inlassablement répétés. Et dans ce déchirement, humains et vraisemblables, les pleurs des héros. Pleurs coulant pathétiquement sur le visage de Titus; souvenir de pleurs dont se berce Antiochus (I, 4 et IV, 5). La dilatation du temps se superpose à celle de l’espace: tous voudraient fuir «au bout de l’univers», tous ont en tête un Orient devenu mythique par le souvenir et dont l’évocation est propre à nourrir l’élégie en l’auréolant de tous les prestiges; lieu du bonheur pour Titus et Bérénice, de la gloire militaire pour Titus et Antiochus, de l’espoir — illusoire — pour Antiochus qui doit y ramener Bérénice. Bérénice est un magnifique morceau de poésie élégiaque et de poésie tout court. Elle cristallise l’exigence fondamentale des classiques, «plaire et toucher», au mépris des doctes mais sans pourtant négliger les vertus édifiantes d’une grande action digne «de laisser un exemple à la postérité / Qui sans de grands efforts ne puisse être imité» (V, 7). + Lire la suite |