Ce tome fait suite à
Tony Chu, détective cannibale, tome 9 : Tendre poulet (épisodes 41 à 45, et numéro spécial Warrior Chicken Poyo) qu'il faut avoir lu avant. Il faut impérativement avoir commencé par le premier tome, car il s'agit d'une histoire complète en 12 tomes. Il comprend les épisodes 46 à 50, initialement parus en 2015, écrits par
John Layman, dessinés, encrés et mis en couleurs par
Rob Guillory.
Au temps présent, en Enfer, un démon sycophante vient prévenir le Diable en personne que l'individu qu'ils redoutent le plus (non, ce n'est pas dieu) vient d'arriver. le diable décide de mobiliser ses armées sur le champ pour aller combattre ce terrible ennemi, avant qu'il ne puisse acquérir un avantage tactique. En se levant le matin, John Colby va jeter un coup d'oeil au cadavre qu'il a mis dans réfrigérateur. Puis il se rend au travail où Tony Chu lui adresse un bonjour glacial et lui rappelle qu'il ne veut plus qu'il lui adresse la parole. Breadman, le nouveau directeur, assigne un nouveau coéquipier à Tony Chu : Deshawn Berry, surnommé D-Bear. Il informe John Colby qu'il va aussi avoir un nouveau partenaire : Poyo qui est légèrement en retard.
Lors de leur première mission en tant que coéquipiers, Tony Chu se surprend à réviser son jugement sur les compétences professionnelles de D-Bear. de retour chez lui, John Colby se résout à cuisiner ce qu'il y a dans son frigo, sans réussir à aller jusqu'à en manger. Après sa journée, Tony Chu se rend à l'hôpital pour retrouver sa femme, au chevet de sa fille. le lendemain, il réalise une nouvelle enquête avec D-Bear, ce qui les amène à retourner au club des Bons Vivants (ceux qui mangeaient de la viande de mammouth). À l'hôpital, Mason Savoy finit par reprendre conscience. Il se rend dans la chambre d'un des autres agents grièvement blessés dans le tome précédent, pour le convaincre de reprendre la traque au vampire.
Ce n'est plus un secret pour le lecteur : la série s'arrête au tome 12 et le temps est venu pour les auteurs de l'acheminer vers sa résolution. Pourtant le premier épisode semble conduire sa narration en dilettante. Il est très agréable d'aller voir ce qui se passe en enfer, pour savoir comment le diable va pouvoir se défaire de ce terrible invité. Les dessins de
Rob Guillory font des merveilles d'exagération comique pour montrer la panique montante du diable, et l'attitude dominatrice et conquérante de l'intrus. La séquence permet de redonner un peu d'honneur à ce personnage qui a connu une fin ignominieuse, et d'inscrire un franc sourire sur le visage du lecteur. Viennent ensuite les nouvelles équipes, et les auteurs s'en donnent à coeur joie dans les enquêtes improbables, entre les bonbons transformés en canon, et les sucettes servant à hypnotiser. Rob Guuillory continue de faire feu de tout bois avec l'exagération à des fins comiques, avec des couleurs acidulées adaptées aux bonbons. le récit semble revenir à l'intrigue principale avec le passage à l'hôpital, puis avec le plat très inhabituel que prépare John Colby.
Le tome précédent souffrait un peu de cette impression d'éparpillement entre trop de personnages qui ne disposaient pas d'assez de place pour exister, et une intrigue donnant l'impression de papillonner. Dans ce tome,
John Layman retrouve un équilibre entre les différents ingrédients, avec une narration qui donne l'impression de prendre ses aises, tout en allant en fait à un rythme d'enfer. le lecteur a du mal à croire au débit de gags par épisode, allant aussi bien du gag visuel comme une tête de tricératops ou un individu avec un plat de pâtes en guise de chevelure, à une inventivité encore plus débridée que d'habitude quant aux pouvoirs associés à la nourriture (du gaz nocif émis lors de flatulence, à toute une équipe dont les capacités extraordinaires sont associées à la gelée), en passant par des relations interpersonnelles à fleur de peau, donnant lieu à des instants de comédie de situation relevés (la relation de Tony Chu avec la secrétaire à l'accueil de l'hôpital, ou la froideur glaciale régnant entre lui et John Colby).
Contrairement au tome précédent, le scénariste sait se concentrer sur des personnages pour leur donner assez de consistance, en en laissant d'autres de côté (il faut dire qu'une partie de ces derniers sont dans le coma à l'hôpital). le lecteur retrouve avec un petit doute D-Bear, caricature facile issue de la blaxploitation. Mais en l'espace de quelques pages, Layman lui donne une légitimité inattendue qui le rend attachant. Certes Amelia Mintz ne brille pas par ses traits d'humour ou ses réparties cinglantes, mais ses décisions attestent de sa personnalité. le lecteur compatit pleinement à l'état d'esprit tourmenté de John Colby, provoqué par le dilemme dans lequel il se trouve. Enfin il retrouve Tony Chu qui reprend du poil de la bête, récupérant le premier rôle. Les personnages secondaires ne sont pas oubliés et sont toujours nombreux, mais le lecteur apprécie que ces épisodes soient structurés autour du personnage central ce qui donne une direction claire à l'histoire qui s'en trouve plus focalisée sur un fil directeur principal.
Rob Guillory se montre à la hauteur de l'inventivité délirante de
John Layman, et il a une fois de plus fort à faire pour pouvoir faire coexister des niveaux narratifs d'habitude peu compatibles entre eux. Comme à son habitude, il exagère les expressions des visages, pour mieux faire passer l'état d'esprit des personnages, et également à des fins comiques. John Colby est de plus en plus désemparé devant la tournure des événements et les conséquences de ses actes, ou tout du moins la prise de risque, avec des mimiques allant en s'aggravant pour attester de sa détresse émotionnelle et de son incapacité à décider d'une conduite et à s'y tenir. Toujours aussi fort, l'artiste combine à la fois un effet émotionnel que le lecteur ressent au premier degré, avec un effet comique en phase avec l'énormité de la situation. Cette capacité à combiner les 2 effets reste surnaturelle, en évitant qu'ils ne se neutralisent l'un l'autre, ou que l'un ne supplante l'autre.
Rob Guillory est tout aussi à l'aise pour définir des apparences bizarres pour les personnages, en leur conservant leur statut d'individu crédible. D-Bear est un afro-américain à la chevelure frisée et volumineuse, de petite taille, avec un énorme pendentif en or. C'est une caricature de rappeur de pacotille, à l'allure dérivative et moqueuse, mais aux gestes mesurés qui le rendent sympathique. En même temps, le dessinateur prend soin de montrer un comportement réaliste, des déplacements plausibles, des émotions parlantes. À nouveau, il a trouvé le point d'équilibre entre registre comique et narration visuelle premier degré pour raconter l'histoire. le lecteur est tellement embobiné par cette habileté qu'il lui faut un petit moment pour se rendre compte qu'il a accepté que le nouveau chef de Tony Chu soit un bonhomme de pain d'épice, sans que cela ne le choque outre mesure, sans qu'il ne semble manquer d'autorité. Bien sûr, en fonction de la nature de la séquence, l'artiste peut appuyer plus sur le registre comique, ou plus sur le registre factuel. Certains blessés dans le tome précédent bénéficient d'une chirurgie réparatrice à base d'implants cybernétique, comme la technologie médicale déjà utilisée sur John Colby ou Poyo. le lecteur se retrouve hilare devant l'un transformé en centaure, et l'autre affublé d'une pince de crabe démesurée.
Mais la démesure délirante de
John Layman ne s'arrête pas là. Comme dans le tome précédent, il décide d'inclure une case extraite du dernier épisode pour dire au lecteur si tel ou tel personnage survit jusqu'à la fin (ou presque la fin).
Rob Guillory maintient son parti pris en montrant également leurs émotions sur leur visage pour un effet incroyablement nostalgique, alors même que l'histoire n'est pas encore finie. Ils sont vraiment très forts ces auteurs. le rythme de l'intrigue s'accélère, et le lecteur assiste à un combat décisif entre 2 personnages principaux. Les auteurs ont déjà appliqué à plusieurs reprises le même principe : les combats font partie des comics d'action et ils respectent ce principe, mais en même ils s'amusent à introduire une dimension absurde dans ces affrontements physiques. le lecteur peut s'agacer de ce qui au premier degré est une facilité que de recourir à des rebondissements ou des armes farfelues qui introduisent une dimension comique dans ce qui est en règle générale un moment dramatique à prendre au sérieux. D'un autre côté, les combats précédents ont déjà établi ce mode narratif comme une règle, et il peut alors s'amuser de ces rebondissements hallucinants. Il peut y voir une forme de métacommentaire, attirant l'attention sur le fait que les personnages mis en scène disposent de capacités extraordinaires, au point d'en être absurde, que régler les conflits par des bagarres restent d'un niveau infantile, et qu'il y a donc une forme de cohérence avec la tonalité générale du récit. Dans un cas comme dans l'autre, il ne peut que s'incliner devant la verve comique de Layman & Guillory, et simplement en profiter comme un moment de divertissement énorme et non conformiste.
Dans ce tome,
John Layman &
Rob Guillory sont au meilleur de leur forme, avec une verve narrative et comique épatante de bout en bout. Ils mettent en scène des personnages aussi tordants qu'émouvants. Ils jouent de l'absurde avec maestria, sans perdre le fil directeur de l'intrigue. Ils jouent avec (les pouvoirs sur) la nourriture, avec un entrain communicatif. Ils ont augmenté leur dose d'action, et ils savent mettre en valeur leurs personnages, chacun avec sa personnalité. Parfait.