J’ai subi ma vie d’épouse et ma vie de mère pendant des années, poursuit-elle en regardant cette fois sa fille dans les yeux. Je ne peux pas dire que ces deux rôles m’aient épanouie, bien au contraire. Quant à ma vie de femme… Elle a presque été inexistante. Sacrifiée au nom de la famille.
Elle sait ce que signifie « être enceinte », bien sûr, elle sait ce que ça implique, avec cette notion absurde que ce doit forcément être une bonne nouvelle. Elle pressent surtout que cette information va faire chavirer l’ordre des choses, donnant à l’interminable sommeil de Jeanne un caractère beaucoup plus complexe.
Jamais elle ne s’est opposée à son mari. À l’instar de son maquillage et de son chignon, rien n’est jamais venu perturber la parfaite mécanique de son couple. L’un était fait pour diriger, l’autre pour obéir. L’un pour rapporter de l’argent, l’autre pour le dépenser. L’un pour partir, l’autre pour rester. L’un pour parler, l’autre pour se taire.
Après la douleur vertigineuse de la terrible nouvelle, l’incrédulité, le déni, la prise de conscience, le chagrin, la colère,le désespoir, l’espoir fou, le désespoir, la confiance, le désespoir… ne reste qu’une interminable attente qui grignote tout autour d’elle, une sorte de purgatoire infernal, un insoutenable no man’s land dans lequel il n’y a rien. On n’y meurt pas, sans doute, mais on n’y vit pas non plus.
Pour Marie, c’est le coup de grâce. La surprise est telle qu’elle reste sans réaction. Rien ne peut suivre une révélation de cette ampleur. Ces quelques mots portent en eux le poids d’une détresse qui dépasse toutes les autres, une situation sans issue, le deuil de l’espoir.
Les deux comédiens se sont dissimulés derrière leurs rôles, bien à l’abri du texte. Après tout, ils n’étaient coupables ni des émois ni des répliques de leurs personnages. La magie du théâtre a opéré, les délestant de toute responsabilité. Puis le rideau est tombé, les rendant l’un et l’autre à leur vie réelle.
Il était encore jeune, et les tentations étaient grandes, surtout dans son métier. Il ne voulait pas trahir leur amour, mais elle, de son côté, que lui offrait-elle ? On ne peut pas rester indéfiniment amoureux d’un corps inerte !
Le baiser échangé avec sa partenaire avait fait exploser les coulisses de son existence, bouleversant ses projets et ses certitudes. Jeanne s’était imposée à ses pensées, plus vivante que jamais.
« CE N’EST QUE QUAND IL FAIT NUIT QUE LES ÉTOILES BRILLENT. »
WINSTON CHURCHILL
Lire l’apaise, ça lui permet d’alimenter le lien verbal, capital selon les médecins pour garder le contact avec les gens en état d’« éveil non répondant » – c’est ainsi que, aujourd’hui, on désigne les personnes plongées dans le coma ou dans un état végétatif – sans pour autant devoir faire la conversation. Difficile de discuter avec quelqu’un qui n’écoute pas.