Et les vivants autour

Dans le lit, Jeanne repose. Étranger à l’animation qui pulse à quelques mètres à peine, son corps poursuit sans relâche son inlassable tâche. Vivre. Survivre. Sa poitrine se soulève avec la régularité d’un métronome. Chaque inspiration annonce un nouveau défi, chaque expiration le relève. Ses membres gisent sur le matelas, posés là comme des accessoires inutiles, abandonnés à leur torpeur. Sur son visage, l’immobilité de ses traits trahit son absence.

Sachez seulement que si le cœur est le moteur de notre corps, le cerveau, lui, en gère toutes les fonctions. On le compare souvent à un ordinateur. Lors d’un arrêt cardiaque, le sang n’irrigue plus le cerveau et, au-delà d’un certain laps de temps, cinq à six minutes en général, le tissu cérébral s’abîme. C’est ainsi que des lésions apparaissent.

Ça fait maintenant une heure et demie qu’elle patiente là, sans bouger. Elle surveille du coin de l’œil les aiguilles de l’horloge murale, la trotteuse qui rythme l’attente d’un dénouement, sans trop savoir si elle doit l’espérer ou plutôt le craindre. Plusieurs minutes s’écoulent encore, dix-sept pour être précis, même si, pour Micheline, le temps s’emmêle les pinceaux, entre le passé et le présent, entre le rêve et la réalité, entre l’espoir et le désespoir.

Un corps qu’un homme a exploité pour assouvir ses besoins. Un corps qui ne sert qu’à porter un enfant. Un corps utile, mais qui ne sent rien. Qui n’exprime rien.

est temps que ça change ! Micheline se sent habitée par une force nouvelle, qu’elle regrette de découvrir si tard. Toutes ces années perdues ! Tous ces compromis qu’elle n’a cessé de faire, de son propre chef qui plus est, sans que personne l’exige vraiment, juste parce que… Parce que quoi ? Pour quelle raison a-telle passé sa vie à obéir, à arranger, à consentir, à négocier, à prendre sur elle, à ronger son frein, à étouffer ses exigences, à se taire, à maîtriser ses émotions ? Pour plaire à qui ? Pour sauver quoi ? C’est terrible, mais elle ne trouve pas le début d’une réponse.

Être trahie par un proche est la pire des épreuves. Quand les bases sont pourries, rien de bon ne peut plus en sortir. Je n’en peux plus des mensonges et des secrets, se taire pour sauver les apparences, sourire alors qu’on en crève.

Si mentir est une chose, ne rien dire en est une autre ! Comment faire comme si on ne savait rien alors qu’on sait ? Comment faire semblant ? Comment se taire sans devenir complice ? Charlotte réalise très vite qu’il lui sera impossible de voir sa sœur sans rien dire, de la regarder dans les yeux, de l’écouter raconter sa vie, ces anecdotes du quotidien dans lesquelles Jérôme tient souvent le beau rôle. Le secret est trop lourd.

Elle découvre comme il est facile d’éprouver de la bienveillance et de l’empathie pour quelqu’un dont on connaît l’infortune.

Les souvenirs refont surface et, avec eux, les regrets et les remords. Un vertige désespéré la saisit, le désespoir de ne pas pouvoir réparer son geste. Les images chahutent dans sa tête, les couleurs et la lumière fluctuent, elles apparaissent et disparaissent pour finalement s’imposer : Charlotte est dans ce parc qu’elle ne connaît pas, en compagnie d’Ariane, une amie d’enfance qui vient d’accoucher et qu’elle est venue voir.

En tout cas, il faut arrêter de se lamenter sur son sort en se disant que c’est la faute de l’autre. Finalement, d’une certaine façon, en te gardant dans mon ventre, j’ai choisi. C’est ça que tu dois retenir, ma chérie : ne pas se battre, ne pas prendre de risques, c’est aussi faire un choix. Mais n’oublie pas que, quelles que soient les surprises que la vie te réserve…