« Un événement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient
L Histoire. »
Long story short : quand j'ai découvert la série Chernobyl, c'est immédiatement devenu un coup de coeur, coup de coeur qui a vite tourné à l'obsession.
Reddit, YouTube, Wikipédia, tout y est passé pour tenter d'étancher cette soif de savoir toujours plus forte, de la série comme de la catastrophe qui lui donne son nom… Et lors de mes recherches, un titre revenait souvent : Voices from Chernobyl, traduit en français par La Supplication, un ensemble de témoignages recueillis par la journaliste et écrivaine
Svetlana Alexievitch. L'oeuvre était notamment citée par Craig Mazin, le créateur de la série, comme un incontournable, une source d'informations inestimable dont il a notamment extrait le témoignage de Lyudmila Ignatenko pour l'adapter au petit écran.
Il n'en fallait pas plus pour me convaincre : quelques jours plus tard, le livre était commandé, quelques jours encore, et me voici à écrire ces lignes, encore bouleversée de ma lecture.
Le recueil s'ouvre avec un prologue, « Une voix solitaire », le témoignage de Lyudmila Ignatenko, et plus précisément avec ces phrases :
« Je ne sais pas de quoi parler... de la mort ou de l'amour ? Ou c'est égal... de quoi ?
Nous étions jeunes mariés. Dans la rue, nous nous tenions encore par la main, même si nous allions au magasin... Je lui disais : « Je t'aime. » Mais je ne savais pas encore à quel point je l'aimais... Je n'en avais pas idée... »
Et là j'ai su que ça allait être dur à lire.
Et ça l'a été.
Le témoignage de Lyudmila (femme de Vasily Ignatenko, l'un des premiers pompiers sur place lors de l'explosion de la centrale) est d'ailleurs celui qui m'a le plus touchée…
En partie parce qu'il a été adapté par la série, et que le fait de pouvoir mettre des images sur des mots rend la chose encore plus douloureuse.
En partie pour les points communs que je me suis trouvée avec elle, mais ça, c'est plus personnel.
En partie parce que tout ce qui lui arrive est terriblement injuste : elle et son mari se sont littéralement trouvés au mauvais endroit au mauvais moment, et à cause de ça, elle a absolument tout perdu.
Mais surtout, parce que le plus bouleversant avec l'histoire de Lyudmila, c'est qu'elle déborde d'amour. de tristesse et de souffrance, bien évidemment, mais surtout d'amour. Tout en cette femme, même son courage et sa ténacité, ne sont que des preuves d'amour envers Vasily, qu'elle chérira du début à la fin, alors qu'il mourra à petit feu des effets de la radiation.
Et ça fait mal de lire ça. Tellement mal.
« Vous ne devez pas oublier que ce n'est plus votre mari, l'homme aimé, qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination. Vous n'êtes pas suicidaire. Prenez-vous en main !
Et moi, comme une folle :
- Je l'aime ! Je l'aime !
Pendant son sommeil, je chuchotais :
- Je t'aime !
Je marchais dans la cour de l'hôpital :
- Je t'aime !
Je portais le bassin :
- Je t'aime ! »
Après le témoignage de Lyudmila s'en succèdent des dizaines d'autres, ou plutôt des « monologues » comme les a appelé l'auteure.
Hommes, femmes, jeunes, vieux et très vieux prennent la parole pour raconter ce qu'ils ont vécu, ce que Tchernobyl leur a appris, mais surtout, ce que Tchernobyl leur a pris : leur maison, leur famille, leur santé, leur innocence… Et parfois tout cela à la fois.
Les voix d'instituteurs, de journalistes, de résidents sans autorisation, de liquidateurs, de militaires, de familles, de pères, de mères… S'emmêlent pour former un cri de vérité, le cri d'un peuple que l'on n'a pas laissé s'exprimer, c'est un mélange d'amour et de haine, de solitude, de tristesse, d'héroïsme et de peur… Bref, c'est terriblement humain.
L'auteure cède la parole, n'intervient jamais dans les monologues, laisse les répétitions… Elle n'est d'ailleurs plus à proprement parler auteure, mais messagère, chargée de nous transmettre cette douloureuse vérité.
Vous comprendrez donc que le style d'écriture, le vocabulaire, la sonorité… Bref, tout ce qui fait un beau texte n'est ici pas important, seul compte l'authenticité…
Et pourtant, malgré leur apparente simplicité, certains témoignages sont presque… Poétiques. Tragiquement poétiques.
« le soir, tout le monde était à son balcon. Ceux qui n'en avaient pas sont passés chez les voisins. On prenait les enfants dans ses bras pour leur dire : « Regarde ! Cela te fera des souvenirs ! » Et c'étaient des employés de la centrale... Des ingénieurs, des ouvriers, des professeurs de physique... Ils se tenaient là, dans la poussière noire... Ils parlaient... Ils respiraient... Ils admiraient... Certains faisaient des dizaines de kilomètres en bicyclette ou en voiture pour voir cela. Nous ignorions que la mort pouvait être aussi belle. »
Malgré la grande variété de personnes interrogées, plusieurs choses reviennent souvent dans les témoignages, et l'une d'entre elles est la comparaison presque systématique qui est faite entre Tchernobyl et la guerre. En effet, le peuple soviétique a connu bien des souffrances, la guerre et Tchernobyl faisant sûrement partie des pires, alors ils les comparent l'un avec l'autre, peut-être dans une tentative de rationalisation… Mais Tchernobyl n'est pas une guerre comme les autres.
A la guerre, on peut voir l'ennemi, le combattre. Ici, l'ennemi est invisible, mais tout aussi mortel.
La guerre, on peut la gagner. Avec Tchernobyl, c'est un combat perdu d'avance.
C'est aussi un combat qui continue de faire des ravages, parce que s'il y a autre chose que j'ai souvent vu revenir – pas aussi souvent que la guerre, mais qui m'a tout autant marquée – c'est la peur d'avoir des enfants. Ou plutôt la peur de ne pas avoir d'enfants normaux.
Les enfants, c'est l'avenir. C'est le renouveau. Ce sont eux qui peuvent faire renaître un pays de ses cendres, faire table rase du passé… Pas avec Tchernobyl. Avec Tchernobyl, ils sont le souvenir douloureux d'un passé que l'on souhaiterait oublier.
Les femmes enceintes, à l'époque de la catastrophe, étaient terrorisées, à l'idée d'accoucher d'enfants morts-nés, malades, ou malformés… Et à raison.
Certains monologues, ceux des instituteurs ou pire, ceux des parents, nous apprennent le quotidien des enfants de Tchernobyl : ils sont faibles, s'endorment en classe, saignent souvent du nez, naissent avec des organes en moins…
Ils sont l'innocence sacrifiée par la bêtise humaine.
« Dans les chambres d'un hôpital, des petites filles jouent à la poupée. Les poupées ferment les yeux et meurent.
- Pourquoi meurent-elles ?
- Parce que ce sont nos enfants et que nos enfants ne vont pas vivre. Ils vont naître et mourir. »
Et même lorsqu'ils survivent, leur calvaire n'est pas terminé.
Ils doivent souvent vivre avec la mort, celle d'un proche, ou la-leur, prochaine, avec les maladies, l'hôpital, les malformations, et comme si ça ne suffisait pas, avec la peur des autres. Certains sont mis à l'écart à l'école, on les traite de « lucioles », on essaye de voir s'ils brillent dans la nuit…
C'est déjà terrible de lire des parents éplorés et des professeurs impuissants, mais le pire, ce serait d'entendre les petits eux-mêmes… Et c'est donc ce que nous offre l'auteure, avec un mélange de plusieurs histoires d'enfants, vers la toute fin du recueil, comme un dernier coup de poing dans nos ventres déjà serrés par les dizaines d'histoires effroyables ingurgitées. Et c'est douloureux.
Alors, que reste-t'il après une telle lecture ?
De la tristesse, pour ceux qui ont tout perdu, de la colère aussi, pour les responsables, ceux qui ont voulu cacher la vérité… Mais surtout, il nous reste le savoir.
Tout le monde connait la catastrophe de Tchernobyl, et pourtant, personne ne connait ceux qui y ont survécu, ni même ceux qui se sont sacrifiés pour empêcher le pire de se produire. (Parce que oui, ça aurait pu être pire, bien pire.)
Tant de questions resteront sans réponses, tant de héros resteront anonymes, tant d'informations ont été cachées au monde entier… La moindre piqûre de rappel, aussi douloureuse soit-elle, est donc nécessaire.
(Eh, ce n'est pas pour rien si le nombre de morts causés par la catastrophe varie entre cent trente et un million. Oui oui, l'écart est absolument énorme.)
C'est donc avec la plus grande sincérité que je remercie
Svetlana Alexievitch pour ce livre absolument inestimable, livre qui nous fait entendre les voix de ces grands oubliés de l'Histoire.
« Je me demande pourquoi on écrit si peu sur Tchernobyl. Pourquoi nos écrivains continuent-ils à parler de la guerre, des camps et se taisent sur cela ? Est-ce un hasard ? Je crois que, si nous avions vaincu Tchernobyl, il y aurait plus de textes. Ou si nous l'avions compris. Mais nous ne savons pas comment tirer le sens de cette horreur. Nous n'en sommes pas capables. Car il est impossible de l'appliquer à notre expérience humaine ou à notre temps humain...
Alors, vaut-il mieux se souvenir ou oublier ? »
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