Génie des mots et de la mélodie, compositeur, musicien, poète, écrivain, réalisateur, peintre, rien que ça... il fut l'une des personnalités les plus singulières et controversées durant plus de trois décennies. Aujourd'hui encore il a ses détracteurs et ses adorateurs, dont je fais partie.
Serge Gainsbourg c'était l'ambivalence. Côté pile : Gainsbourg le perfectionniste à la timidité exacerbée ; côté face : Gainsbarre, alcoolisé, irrévérencieux, souvent grossier dont nous connaissons tous les frasques et les provocations sans que je n'aie besoin de revenir sur le sujet. Que vous l'aimiez ou pas, il a incontestablement marqué notre patrimoine culturel de son immense talent. L'oeuvre dense et les textes sublimes qu'il a laissés après lui en sont la preuve.
Samedi 2 mars 1991,
Serge Gainsbourg s'en va. J'ai bientôt 17 ans comme
Hubert Allin qui signera cette biographie des années plus tard, en 2006. Mon père est assis sur le canapé du salon, il vient de couper la télé, le regarde vide, il allume une gitane, en aspire fébrilement une bouffée, la recrache, silence... Auréolé des volutes de sa fumée, il pleure.
Lucien Ginsburg naît à Paris en 1928. Issu d'une famille d'exilés russes d'origine juive qui s'installe en France à la fin des années 20, il développe très tôt des aptitudes à jouer du piano. C'est que Joseph son père est pianiste et grand amateur de peinture aussi il insuffle sa passion à Jacqueline l'aînée, et aux jumeaux : Serge et Liliane. Lucien est un enfant solitaire, curieux, il est aussi bon élève. À 13 ans il dessine au fusain, prend des cours à l'Academie de Montmartre, fume sa première gitane (la première d'une longue série) et porte l'étoile jaune. Nous sommes en 1941 et comme grand nombre de familles juives les Ginsburg vont connaître l'angoisse des rafles et de la déportation, évènements qui ne sont pas étrangers au mal-être que ressent peu à peu le jeune homme, il n'a pas 15 ans, qu'il nourrit déjà une aversion pour son visage qu'il trouve extrêmement laid et dont il assimile les signes distinctifs au fait d'être juif. Les années passent, il découvre le sexe en la compagnie des prostituées, il joue la nuit dans des piano-bars, et surtout il découvre les pouvoirs magiques de l'alcool en effectuant son service militaire, l'alcool dont l'ivresse ne le quittera plus car il vient de découvrir là le remède à tous ses maux.
Un mariage plus tard avec Elisabeth (qui se soldera rapidement par un divorce) il officie comme pianiste au cabaret le Milord l'Arsouille, il a rajouté un A et un O à son nom et se fait désormais appeler Gainsbourg. Il débute sur scène à l'hiver 1957, tout le gratin mondain se hâte pour l'y voir et écouter "Le poinçonneur des Lilas". C'est ainsi qu'il est repéré par Jacques Canneti le directeur artistique de chez Philips, il a 30 ans et sort un premier album de 9 titres, il chante "l'alcool, les femmes et l'adultère". En pleine période des "Yéyés" il fait figure d'ovni à côté de Sylvie, Johnny, Eddy, Cloclo and Co. le public boude, on lui reproche ses textes à connotation misogyne, il est blessé dans son amour propre aussi n'hésite-t-il pas à composer pour les autres. "La Javanaise" paraît sur l'album de
Juliette Gréco dès 1963 mais c'est une ravissante et naïve jeune femme répondant au nom de
France Gall qui va lui apporter la notoriété et la reconnaissance qu'il désire tant avec "Poupée de Cire, poupée de Son" et le très ambigu "Les Sucettes".
Dès lors sa carrière est lancée, son ascension est fulgurante et ne s'arrêtera plus. Il prend sa revanche et s'affiche aux bras des plus belles femmes, il compose pour elles, ses muses, Bardot,
Deneuve, Birkin... de chaque passion amoureuse, de chaque rupture naîtra une chanson. Il n'est pas encore Gainsbarre qu'il alimente les médias de ses provocations auxquelles il a déjà pris goût, les prémices sont là...
Difficile de résumer une telle biographie en quelques lignes mais pour vous donner envie de la lire, je vous dirai simplement que c'est l'une des plus complètes que j'ai eu l'occasion de lire. Pas moins d'une vingtaine de photographies magnifiques viennent agrémenter ce récit dans lequel
Hubert Allin évoque avec beaucoup de respect la carrière musicale de l'artiste, les femmes qui ont jalonné sa vie, ses enfants aussi, il dissèque de nombreux extraits de chansons pour nous en offrir une analyse sensible. Je retiendrai celle du titre "Melody" sur l'album "Histoire de
Melody Nelson" qui a provoqué une vive polémique à sa sortie dans les bacs en 1971 et qui pourtant est l'un de ses albums les plus accomplis puisque les sept titres qui le composent sont tous liés par le personnage de Melody. Melody ou la "
Lolita de
Nabokov" à qui Jane prête sa voix fluette et juvénile, titre qui aujourd'hui est la référence gainsbourienne par excellence.
Je conclurai ce billet par un extrait de "Requiem pour un con" pour rendre hommage au poète, au dandy, à l'amoureux des rimes, déjà irrévérencieux à l'époque certes mais avec subtilité, qui a réalisé et joué dans de nombreux films. Souvenez-vous : il fait une apparition furtive mais très remarquée dans "Le Pacha" de George Lautner en 1968 (la censure s'attaquera au film jugé trop violent et à la chanson qui sera interdite de diffusion), il y campe son propre rôle face à Jean Gabin :
Écoute les orgues
Elles jouent pour toi
Il est terrible cet air là
J'espère que tu aimes
C'est assez beau non
C'est le requiem pour un con
Je l'ai composé spécialement pour toi
À ta mémoire de scélérat
C'est un joli thème
Tu ne trouves pas
Semblable à toi-même
Pauvre con
...
Magistral !