Hoviv était indubitablement un chef hors norme. Malgré les risques que cela aurait pu représenter pour son village, il avait accueilli Zora. Mieux, il l’avait écoutée, avait essayé de la comprendre, ou au moins de la connaître. Il était aussi capable de remettre en question ses certitudes, et même de déroger à leurs règles millénaires, au point d’avoir, contre toute logique, accepté que son champion retrouve sa liberté quand il la demanderait. Hoviv avait agi instinctivement. S’il y avait réfléchi, il y aurait certainement renoncé. Offrir à un Soakyl aussi puissant l’opportunité d’affronter son nouveau champion pour ensuite mettre à mort son ancien chef était une opportunité que chaque mâle, à la place de Lucian, aurait attendue avec impatience. Pourtant, ce dernier démontrait de plus en plus ouvertement son amitié sincère et, loin de sauter sur l’occasion, il était au contraire revenu le soutenir pour affronter la menace qui planait sur son village alors qu’il aurait pu sans peine rester tranquillement sur le vaisseau des voyageurs avec sa compagne. Bien sûr, il savait que Lucian agissait également pour aider les Sarangins à obtenir leurs Chèiles tant espérés, mais au moins ne le faisait-il pas au détriment de son peuple. Et Hoviv devait l’admettre, il n’avait aucune raison de ne pas se fier à son champion. Pour preuve, la dernière fois qu’il l’avait écouté, risquant le bonheur de l’une des femelles – et par ricochet le prestige et la sérénité de son village –, il en était sorti, sinon grandi, au moins respecté par son clan.
-Penses-tu… Sa question fut interrompue par un hurlement. Son premier réflexe fut pourtant de se tourner vers Zora plutôt que vers sa source. L’attitude de cette dernière ainsi que de celle de Lucian l’incitèrent à diriger son attention sur Célien. Blanc et tremblant, il fixait le village, son visage plus sombre et plus fermé que tout ce qu’il avait vu depuis qu’il le connaissait.
-Doraline, pria Zora d’une voix pressante. Comprenant immédiatement ce qu’elle attendait d’elle, la jeune femme prit les joues de son amant entre ses mains, cherchant à nouer un contact visuel avec lui. Malheureusement, il restait figé dans une expression presque haineuse qui ramenait à présent progressivement des couleurs sur sa peau.
-Célien, l’appela Doraline, regarde-moi ! Elle griffa doucement son torse et quand enfin, il se résolut à croiser son regard, elle eut un sursaut.
-Tu me fais peur Célien, reconnut-elle. Immédiatement, il chercha à s’adoucir, mais un second cri retentit et il grimaça, frémissant de rage à l’idée de ne pas avoir le droit d’intervenir. Craignant de le voir s’élancer malgré tout, Lucian s’était avancé, mais ce fut Doraline qui le retint, son angoisse étant trop flagrante pour qu’il ne cherche pas à l’apaiser. D’un geste incertain, il l’attira à lui, redoutant de l’inquiéter davantage, mais incapable de supporter qu’elle puisse avoir peur de lui. Partiellement soulagé, il la sentit se détendre à son contact.
-Comment… comment pouvez-vous… supporter ça ?
-C’est la nature, répondit-elle aussi calmement qu’elle le put.
-Mais elle souffre, répliqua-t-il avec une angoisse indicible.
-Tu sais que ce serait pire, si elle ne laissait pas un homme la prendre, rappela-t-elle doucement.
-Mais pourquoi la faire souffrir ? geignit-il en resserrant ses bras autour d’elle en entendant un autre cri. Elle sentait qu’il s’accrochait à elle pour résister au désir d’aller secourir la femme. Il savait pourtant aussi bien qu’elle qu’interrompre l’accouplement était la dernière chose à faire, mais au fond de lui brûlait un besoin irrésistible d’aller la secourir. Conscient qu’il suffisait d’un rien pour qu’il cesse de se contrôler, personne, hormis Doraline, n’osait parler.
-C’est fini, murmura-t-elle en caressant son dos, c’est fini.
-Mais cela recommencera à ses prochaines chaleurs, gronda-t-il avec colère.
-C’est la nature, Célien.
-Ce n’est pas vrai ! contra-t-il avec virulence. Tu sais qu’il existe autre chose que cette douleur. Il y a… Il y a… Oh, Dora, comment peux-tu accepter ça ? Tu sais qu’il y a d’autres moyens d’apaiser vos chaleurs, pourquoi les supporter sans réagir ? Il était plus perturbé qu’elle ne l’avait cru, réalisa-t-elle en l’entendant l’appeler par son diminutif.
-Tu es là maintenant, déclara-t-elle, et j’ai besoin de toi. J’ai besoin de ta tendresse, de ta force. Elle vit son visage se modifier, retrouver une certaine douceur, mais derrière, il y avait toujours cette angoisse.
-Je croyais que vos hommes avaient pour habitude de dormir avec leur compagne, murmura-t-il. Dorment-ils vraiment à côté de vous sans jamais vous toucher ?
-En principe, ils s’assurent que nous ne quittons pas la couche tant qu’ils ne l’ont pas décidé, en posant une main sur nous.
-En principe ? releva Uziel avec curiosité. Zééva s’agita. Elle n’avait pas coutume de discuter ainsi, mais elle savait qu’il ne s’arrêterait pas à son silence ; si elle faisait mine de ne pas comprendre son interrogation, il se contenterait de rendre ses questions plus précises.
-Mes deux premiers compagnons préféraient garder leurs distances de peur que je contamine leur semence, le dernier ne voulait même pas de moi dans sa couche.
-Que tu contamines leur semence ? répéta-t-il sans relever l’attitude du dernier. Elle grimaça. Cette conversation l’embarrassait. Elle savait qu’Uziel ne connaissait pas tous leurs usages, mais parler de sa tare, était plus humiliant que de reconnaître la crainte de ses anciens compagnons.
-Je suis blanche, ils espéraient ne pas voir cette caractéristique se propager à leurs progénitures.
-Tu veux dire qu’ils se tenaient à distance de peur que tu transformes leur semence par ta simple présence ? Comme les femmes enceintes qui ne t’approchent pas de peur de mettre au monde un enfant avec une crinière blanche ? questionna-t-il, stupéfait. Elle hocha la tête. Même avant de devenir stérile, elle avait toujours eu un statut singulier dans le clan. Elle avait appris très vite où se trouvait sa place au sein des femelles, et savait qu’il valait mieux éviter les hommes, car s’ils ne lui imposaient pas des corvées pénibles, certains avaient des attitudes, censées conjurer le sort qui, la plupart du temps, consistait à la frapper pour repousser son aura malsaine.
-L’un de tes parents avait une crinière blanche ?
-Non, mais ma mère a dû commettre une imprudence pendant sa grossesse, tenta de justifier Zééva.
-C’est une explication bien pratique pour ton père, grinça Uziel. Il n’a pas cherché à t’éloigner par crainte d’être contaminé ? ajouta-t-il, un peu acide .
-Tu es de la même trempe que Lucian ou Hoviv, nota Doraline en souriant. Tu appartiens à ceux qui prennent le parti d’accompagner le changement pour pouvoir s’y adapter, plutôt que de devoir le subir. Prends soin de Fazia, elle te le rendra au centuple.
Illyes grimaça. Il n’aurait pas dû apprécier autant l’opinion d’une femelle, même si elle était aimée par un homme digne de son admiration, et même si cet amour avait pu la métamorphoser en un être bien différent de celui qu’il avait connu au cours des années précédentes. Si cela le choquait encore par certains aspects, il enviait la complicité existant au sein des deux couples mixtes. Il doutait de pouvoir un jour envisager une vie semblable, mais il se demandait depuis peu, s’il ne pouvait pas créer un compromis entre ce qu’ils vivaient avec leur Chèile, et ce que vivaient les couples sur Soak. Fazia était encore jeune, elle n’avait eu qu’un seul compagnon, même si elle ne lui donnait pas d’enfant, elle était assez malléable et courageuse pour accepter quelques entorses aux règles établies.