« La vie est une succession de choix que l'on referait différemment s'il nous était donné de tout recommencer, Mimo. Si tu es parvenu à faire les bons choix du premier coup, sans jamais te tromper, alors tu es un dieu. Et malgré tout l'amour que je te porte, malgré le fait que tu sois mon fils, même moi, je ne crois pas avoir donné naissance à un dieu. »
Des choix, Michelangelo « Mimo » Vitaliani a eu l'occasion d'en faire, au cours des quatre-vingt-deux années d'une vie qu'il se remémore dans ce roman. S'il a été à l'origine de certains, et en a subi bien d'autres, l'homme ne semble éprouver aucun regret concernant cette vie riche, mouvementée, marquée par les épreuves, les drames, dont la plupart ont été liés à son amie Viola et à la famille de celle-ci, les Orsini, mais aussi à sa pièta, sa sculpture chef d'oeuvre cachée par le Vatican après quelques scandales lors de son exposition.
A la suite du décès de son père sculpteur, Mimo est envoyé par sa mère dans son pays d'origine, l'Italie, pour devenir l'apprenti d'un maître sculpteur, Zio Alberto, qui ne lui apprendra rien sinon la haine et les coups. Arrivés à Pietra d'Alba, un village paumé dans la campagne génoise, où Zio Alberto espère obtenir plus de commandes, Mimo fera la connaissance de Viola, la fille du marquis Orsini. Une rencontre due au hasard, plus sûrement au destin, tant elle leur semble évidente : Viola se sent de suite liée à son « jumeau cosmique », comme elle l'appelle, par une « force qui [les] dépasse et que rien ne pourra jamais briser », tandis que Mimo reconnaît en Viola l'incarnation du futurisme, nouveau monde en préparation qui l'obsède et promesse de lendemains plus grands et plus brillants pour les audacieux, même – ou surtout – quand on naît pauvre et atteint d'achondroplasie comme lui. Viola, cette jeune fille d'une intelligence stupéfiante, d'une modernité et d'une ambition folles, ne rêve que de voler dans les airs, peut-être pour ressentir la liberté qui lui est interdite par sa famille, qui essaie par tous les moyens de la garder dans le passé alors qu'elle est tournée vers l'avenir, voyant avec exactitude ce qui arrivera dans les décennies à venir : « Mes parents sont vieux. Je ne parle pas de leur âge. Ils sont d'un autre monde. Ils ne comprennent pas que demain, nous volerons comme nous montons à cheval. Que les femmes porteront la moustache et les hommes les bijoux. le monde de mes parents est mort. Toi qui as peur des morts-vivants, c'est lui que tu devrais craindre. Il est mort mais il bouge encore, parce que personne ne lui a dit qu'il était mort. C'est pour ça que c'est un monde dangereux. Il s'effondre sur lui-même. »
L'alliance de celle qui sait voir le futur et de celui qui sait voir ce qui se cache dans la pierre est ainsi scellée. Pour toujours, croient-ils. Mais l'ambition sans limites de Mimo, son talent magistral pour la sculpture surtout, qui le fera être recruté par les frères Orsini pour asseoir leur influence dans les sphères politique et religieuse grâce à la production d'oeuvres d'art plus prodigieuses les unes que les autres, l'histoire (avec un grand H, l'essentiel de l'intrigue se passant pendant l'ère fasciste de Mussolini, dont la promotion de l'avènement d'un « homme nouveau » parlera assez à Mimo), et surtout le terrible accident de Viola, leur feront prendre un chemin différent, semé de malentendus et d'incompréhensions, comme des aimants qui s'attirent pour mieux se repousser, menant souvent, d'un côté plus que de l'autre, à la trahison. « Elle [Viola] me reprochait de participer à la construction du monde qui naissait, d'en être l'un des acteurs majeurs. Et je lui reprochais exactement le contraire. D'avoir quitté la scène sous prétexte qu'elle avait, un jour, trébuché en public. »
«
Veiller sur elle » est un roman qui, sous couvert de développer une formidable histoire d'amitié, parle d'ambition, de rêves, d'espoirs, de trahisons. En le refermant, je sais que je viens de terminer un grand roman, complexe, profond, mais qu'il n'aura pas été pour autant un coup de coeur.
La majeure raison à cela est l'absence incompréhensible dès la moitié du roman de Viola, ce personnage en or massif pour un romancier mais curieusement mal exploitée par
Jean-Baptiste Andréa. Affectée par un accident aérien, Viola s'est depuis cherchée, inventé plusieurs personnages pour survivre, sans qu'ils soient plus développés que cela ; tout au plus aura-t-on cette maigre explication de Viola : « Je suis un dodo, Mimo. Je sais que tu m'en veux de ne pas être celle d'autrefois, la Viola des cimetières et des sauts dans le vide. Mais le dodo a disparu parce qu'il n'avait peur de rien, justement. Il faisait une proie trop facile. Il faut que je prenne soin de moi si je ne veux pas disparaître. – Je ne te laisserai jamais disparaître ». Cette promesse, Mimo la tiendra particulièrement bien, fidèle soldat des Orsini qui tiennent Viola à l'oeil comme une prisonnière. D'ailleurs, Viola ne sera vue tout au long du roman que par le prisme de Mimo, qui ne la comprend pas et qui n'accompagne pas son intelligence comme il le devrait, et sûrement comme elle l'attendrait, puisque tout ne tourne qu'autour de lui (à se demander si elle est réellement une amie, ou plutôt un marche-pied pratique pour concrétiser son ambition, celle d'être un génie reconnu. Mais on lit davantage dans le roman la débauche de Mimo, qui semble plutôt décidé à prouver qu'il peut aussi bien gâcher son génie que le faire triompher).
Tout le monde pense savoir ce dont a besoin Viola, victime consentante d'un machisme systémique, seul recours pour sa survie. L'ultime pied de nez sera que les Orsino et Mimo seront sauvés par sa clairvoyance, un talent longtemps méprisé par la famille… Comme indiqué dans les dernières pages, « il est des absences dont on ne se remet pas »…