On peut préférer les textes précédents de
Nathacha Appanah, Tropique de la violence (Gallimard, 2016) ou le Ciel par-dessus le toit (Gallimard, 2019), en particulier, des récits à la structure plus simple, plus immédiatement compréhensible. Reste que, parce que l'on y retrouve la même puissance d'évocation des chaos de l'âme, la même sensibilité à fleur de peau, et, surtout, cette charge poétique de l'écriture, ces phrases sans cesse vibrantes comme les cordes d'un violon mélancolique, pour évoquer les douleurs de l'enfance, les désarrois d'une vie, Rien ne t'appartient nous touche, à nouveau, profondément. Et l'apparente nébulosité du roman au début, qui entraîne le lecteur à s'égarer parfois, n'est en définitive que la meilleure manière de montrer l'intense difficulté qu'éprouve la protagoniste du récit elle-même pour renouer les fils de sa mémoire. On entre dans le roman en compagnie d'un fantôme, ce garçon dont la silencieuse et inquiétante présence derrière elle trouble Tara depuis quelques temps. La jeune femme a, quelques mois auparavant, perdu son mari, Emmanuel, le grand amour de sa vie et l'homme qui l'a sauvée, le médecin qui l'a soignée au lendemain du tsunami. Depuis sa mort, Tara se néglige, laissant s'installer désordre et saleté dans son logis, sinon dans sa tête… L'inquiétude et les questions pressantes de son beau-fils, Eli – qui voudrait l'emmener consulter un neurologue -, le surgissement récurrent et angoissant de ce mystérieux garçon fantasmé à ses côtés, comme un retour du refoulé, tout concourt à faire revenir par bribes les souvenirs enfouis, à les arracher aux ténèbres de l'oubli, à reconstituer ce passé trouble que les années de vie heureuse avec Emmanuel avaient contribué à occulter. Et Tara se revoit danser, virevolter aux rythme de la bharatanatyam, elle entend à nouveau le « tât taï taam dîth taï taam » de ses pas et le carillon des grelots. Et Tara se souvient qu'elle s'est appelée Vijaya, « la victoire », et qu'elle a, un jour, connu « une vie délicieuse », gourmande, « une vie sans entraves », « une vie pleine ». Et puis, un jour aussi, parce que son père avait le courage d'une parole libre, parce que sa mère possédait une sagesse qui finirait par déranger, l'impensable se produit, la pire des violences détruit cette existence idyllique (et, même si les lieux ne sont jamais précisément nommés, on ne peut s'empêcher de penser que cette histoire évoque le Sri Lanka et les terribles conflits politiques qui l'ont secoué)… Commence alors, dans cette institution où la jeune fille est finalement enfermée, le temps du « rien ne t'appartient », le temps d'une enfance et d'une adolescence cloîtrées, rognées, violentées, le temps de la dépossession de soi. Une réclusion que seule la force du tsunami, la vague qui blessera avant de délivrer, pourra briser.
Nathacha Appanah pénètre plus profondément ici que jamais dans l'intimité d'une vie, montrant à quel point le cours d'un destin est vulnérable, toujours menacé par les caprices de l'injustice, et ce qu'il faut de courage pour résister.
« Il se penche vers moi et dit :
- Tara a plusieurs significations, c'est l'étoile qui guide, c'est la libératrice, celle qui sauve, qui fait passer de l'autre côté.
- de l'autre côté de quoi ?
- Elle fait passer de l'ignorance à la connaissance, des ténèbres à la lumière, du chagrin à la joie… » (p.154)
Bon, vous hésitez encore à la suivre, Tara ou Vijaya, sur le chemin des mots de
Nathacha Appanah ?