Florence Aubenas est journaliste à Paris, présidente de l'observatoire international des prisons depuis juillet 2009.
En février 2009, elle décide de partir à Caen (critère: une ville de province ni trop grosse ni trop petite, pas trop loin de Paris) infiltrer la planète France d'en bas - chomage - précarité. Version blonde, le nez chaussé de lunettes, CV et biographie bidonnés, elle entre dans la peau d'une femme ayant vécu vingt ans entretenue par son époux, avant d'être délaissée, obligée désormais de travailler sans aucune expérience pro et avec comme seul bagage un bac littéraire.
Deux impératifs: ne pas travailler chez des particuliers (ce qui aurait pourtant partie à notre apprentie galérienne de décrocher un poste dès le début du livre et ne lui aurait pas permis d'écrire le dit livre mais passons) et arrêter l'expérience dès que quelqu'un lui propose un CDI (car elle ne veut pas occuper un "vrai" emploi).
Elle pensait que ce serait facile. Qu'en arrivant aux agences d'intérim en déclarant tout accepter, y compris n'importe quoi, elle trouverait quelque chose. Mais ici, tout le monde accepte n'importe quoi et, de toute façon il n'y a rien.
Tout ce qu'on va lui proposer va être de s'orienter vers des places d'agents d'entretien. Ce secteur difficile où on ne cherche pas un travail mais "des heures", tôt le matin, tard le soir, sur des sites éloignés les uns des autres. L'être s'épuise, gagne un peu d'argent sans gagner sa vie, rejoint le monde des gens invisibles, de ceux que l'on croise sans voir.
Elle rencontre Françoise, Victoria, Marilou, Fanfan et tant d'autres, d'autres galériennes, des vraies, attachantes dans leur histoire et leur sincérité presque naïve, qui ont des baskets fendues, froid et faim, qui étudient les prix à la loupe, qui s'agitent dans une sphère à part, mais qui ont elles aussi leurs rêves... Passer un diplôme, avoir une maison, une voiture à soi, des enfants, un travail moins ingrat (sauf pour quelques unes qui aiment réellement leur travail). Bref, avoir une vie "normale".
Elles deviennent des amies, un peu de chaleur dans ce monde si brutal et si froid. Sourires entre deux misères. Parmi elles, les pro du chariot et de la raclette, Florence se débat, maladroite, un peu boulet (elle peine à entrer dans le rythme et renverse ses seaux) et tient son rôle. La fatigue perpétuelle, les attentes interminables, les réunions et convocations inutiles, auxquelles personne ne croit, la démotivation générale. Débâcle de pôle emploi. Et le temps, qui se tord et se détend, interminable, l'attente entre deux missions.
Ici, le travail comme l'attente brisent les êtres.
En débutant la lecture de l'ouvrage, j'étais perplexe devant la démarche, que je trouvais presque incongrue. Je veux dire: le milieu pauvre est-il si exotique pour certain que l'on aille s'y infiltrer?
Personnellement j'ai beaucoup travaillé et j'ai la chance d'avoir pu faire des études, mais j'ai connu et je connais toujours des personnes pauvres qui comptent au centime prêt, des "cas", des gens qui galèrent. Si vous ouvrez les yeux, que vous parlez aux personnes qui peuvent vous cotoyer, vous vous rendez bien compte que la vie peut-être dure et que vous pouvez vite passer du côté "obscur". du coup, le fait d'infiltrer "les précaires" évoquerait plutôt un caprice de riche, pour personnes vivant dans leur bulle, afin de vivre le grand frisson de la précarité.
Bon, ça, donc, c'est ce que je pensais en ouvrant le livre, et c'est ce qui me faisait peur - tomber dans un discours bobo-misérabiliste d'une personne examinant un microcosme à la loupe.
Mais ce récit s'avère être une chronique sans fard ni complaisance des galères d'une France d'en bas, qui se lève tôt, travaille toujours plus mais sans parvenir à "gagner" sa vie. Pas de monologue, juste le ressenti, les dialogues, les situations. C'est un témoignage sensible et touchant, parfois révoltant, que je pourrais vous conseiller comme piqûre de rappel.