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Citations sur Personne (63)

Je suis demeurée longtemps assise à son côté, à scruter, sous le regard suspicieux de l’homme en uniforme, chacun des objets qui l’entourait, je voulais garder mémoire de tout, enregistrer chaque détail, le dessin du tapis, les papiers sur son bureau, le paquet de cigarettes entamé, l’ombre et la lumière sur les tableaux, comme si ce décor qui avait accompagné sa vie, été témoin de sa mort, en recelait le double secret, comme si la mémoire des choses était le garant de ma fidélité. De lui, je n’avais plus, pas encore mémoire. C’est seulement quand je me suis penchée pour déposer un baiser sur son front, tiède encore, lisse, et apaisé, que la petite en moi s’est réveillée, que son corps d’enfant a tressailli, et avec lui l’empreinte très ancienne, très profonde, muette et fidèle, de ce corps à ses côtés, de ces bras qui l’avaient portée, bercée, des épaules où elle se blottissait, de la main qui, au coucher, traçait des signes magiques sur son front pour l’accompagner dans le sommeil, pour la protéger de la nuit, ce corps d’enfant en un éclair ressuscité, en un éclair anéanti, arraché, extirpé, avec celui qui lui avait donné vie, la laissant, elle, l’adulte, plus creuse et plus vide qu’une jeune accouchée. Folie de la mort, folie du corps qui demeure, échoué, dans une présence opaque et obstinée, stèle gravée de signes devenus à jamais insensés, folie de cet écartèlement entre présence et absence, et des jours qui ont suivi où je le sentais là, inquiet, pesant, couché dans une chambre froide sur les quais de Seine, retenu sur la rive, entravé dans son désir, ce grand désir qui était le sien depuis si longtemps, de néant, oui, à cela j’aurais préféré l’anéantissement, le vide fulgurant, un naufrage corps et biens, tout plutôt que ce lieu incertain, ce clair-obscur où j’errais avec lui qui n’était pas tout à fait mort tandis que je n’étais plus vraiment vivante, il a fallu de longs jours encore pour que l’on m’autorise, par un matin radieux de printemps, à déposer auprès de ce corps couché sous un drap qu’on m’avait exhortée à ne pas soulever des dessins d’enfant, des voiliers de bois, un bouquet de narcisses, pour tracer à mon tour, sur son front voilé, les signes magiques qui l’accompagneraient dans la nuit, attendre, encore, dans une petite pièce qui ouvrait sur le fleuve, en compagnie de femmes arabes enveloppées d’étoffes multicolores qui pleuraient un fils, une mort jumelle, puis, assise à ses côtés, traverser la ville, la ville bruissante et vive que je regardais défiler derrière les vitres teintées du corbillard comme si j’allais, avec lui, à jamais la quitter, de longs jours encore, des années, pour que les signes se raniment, changent l’absence en mémoire, le naufrage en trésor, voilent ce front opaque, ce corps sans tombe ni repos, sous un linceul de mots, qu’il lui soit léger.
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ce jour où j’ai avoué à ma mère que je n’en pouvais plus, que je n’y arrivais pas, que je ne savais plus comment vivre avec ça, ce jour encore où mon grand-père m’a dit, peu de temps avant sa mort, que je devais songer à moi à présent, que je ne pouvais plus rien pour lui. Ainsi la vie continuait, cette vie d’adulte dans laquelle il m’avait aidée à embarquer, au prix de quel oubli, je ne sais, de quelles défenses et de quel poids, je ne le mesure pas, les mêmes, peut-être, simplement, que porte toute vie pour persévérer, la même obstination brutale que chacun met en œuvre pour passer sans s’arrêter devant un clochard allongé sur le trottoir, pour vaquer aux travaux et aux jours sitôt le journal refermé, à ceci près que le malheur, la déchéance ou la peur m’étaient infiniment proches, nul besoin d’effort pour les imaginer, c’était le reste qui me paraissait abstrait, cette surface que j’avais moi aussi appris à sauver, quelle énergie pour paraître lisse, normale, conforme, pour masquer le chaos et taire mon secret, au point que, je le savais, mon jeu (comme le sien jadis) était un peu forcé, j’avais peur, toujours (à la sortie de l’école, dans les dîners), de me trahir, cette vie d’adulte que je m’employais à tisser, je la portais comme un vêtement léger, léger, qu’un rien pouvait déchirer. Seule l’enfant me rassurait, dont la conscience, je voulais le croire, n’allait pas plus loin que cet îlot où nous étions blotties, et aux yeux de laquelle je n’étais moi-même qu’une présence sans profondeur, ni histoire, ni enfance.
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J'avais perdu sa trace et pourtant je le pistais. Il y avait là encore, de lui à moi, une transmission silencieuse, une complicité. Et si j'étais si bien dans la marge, c'est peut-être aussi parce que je l'y retrouvais, parce que je savais qu'elle était ma lignée.
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L'expérience de ce qui s'absente au coeur même des vivants, de ces disparus que nous portons et qui sont nous-mêmes, engloutis par le temps, effacés par la perpétuation de nos vies.
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Des années plus tard, j'avais trouvé dans les livres la marge où vivre, dans ceux que j'écrivais la rive où m'ancrer, le soir, souvent, je rejoignais un vieil écrivain, enfin vieux, pas tant que ça, il avait l'âge de mon père à deux ans près, comme lui le goût des mers froides, de la Bretagne et des voiliers, comme lui l'expérience de l'ivresse et de la mélancolie.
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Je me suis souvenue de ce qu'il m'avait dit un jour,un homme tu sais n'a pas peur d'avoir des enfants il a peur de perdre ses enfants,et j'ai éprouvé soudain,jusqu'à la suffocation,jusqu'à vouloir aussitôt l'oublier,ce manque où nous avions du le laisser.
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Quand mon père est mort, il avait déjà disparu depuis longtemps. Depuis longtemps déjà il avait organisé sa disparition, « privé les siens de lui-même ». Depuis longtemps déjà, on ne parlait plus de lui qu’en baissant la voix.
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il ne lui reste alors qu'à regrouper le troupeau de son âme, tous, le mouton noir et le cheval blanc, le renard apprivoisé et les moineaux ivres, la mule harassée et les poissons volants, les recueillir, les abriter, se dépouiller de leurs crocs, de leurs griffes.....
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À la fin de sa vie, mon père voulait être rien. C’est-à-dire qu’il voulait être seulement, ôter ses masques, dépouiller ses défroques, renoncer aux rôles, aux personnages, que sa vie entière il s’était épuisé à incarner, se défaire des qualités qu’il avait une à une revêtues, cherchant celle qui le définirait, lui donnerait forme et contenu, le changerait enfin en sa propre statue, une silhouette de marbre aux contours nets, aux arêtes tranchées, une personne, un homme fait, un homme de qualité, de ceux qui arpentent les rues dans la grande lumière de midi sans jamais se demander pourquoi ils sont eux-mêmes plutôt que l’ombre qui s’attache à leurs pas, et ainsi il allait, inscrivant de nouveaux titres sur ses cartes de visite, essayant son nez de clown, ses lunettes d’espion, son bandeau de pirate, sa peau de mouton noir, son tablier de franc-maçon, éternel enfant de cinq ans jonglant avec les possibles, prenant, devant son miroir, les poses des vies rêvées, cherchant celle qui, enfin, collerait à sa peau, s’imprimerait sur ses traits, celle dans laquelle sa foule intérieure pourrait se rassembler, dire d’une seule voix c’est moi, mais il avait beau chercher, il ne trouvait pas, car ils étaient trop nombreux, les autres qu’il abritait, trop nombreux à loger sous sa peau, à parler avec sa voix, c’était eux qui à travers lui, tour à tour, disaient je, qualités sans homme, attributs sans moi, atomes pulvérisés autour d’un centre absent.
Un jour est venu, ainsi, où il a voulu se débarrasser d’eux, quitte à aller nu, quitte à n’être rien, un homme sans qualités et même un peu moins, ou beaucoup plus, un homme, seulement, qui malgré tout vivait. Il lui fallait, pour cela, renoncer à avoir, ce qui n’allait pas de soi dans cette famille où une vie se chiffrait en maisons et en meubles, en propriétés et en gains. Dans la petite chambre blanche où nous l’avions installé, il ne lui restait plus qu’un divan et un bureau, quelques photos, quelques tableaux ; et de cette famille largement ramifiée, seuls ses enfants pouvaient encore compter pour siens :
Je ne suis pas encore revenu dans le monde des plaisirs, mais je sais les joies possibles à condition d’aller vers elles. La proximité retrouvée des miens est déjà « la grande joie », et je ne puis espérer avoir celle de jouir de la bibliothèque de Montaigne, de la piscine de Dali à Cadaquès, du petit bureau de campagne de Napoléon, pour écrire seul face à la mer, aux déferlements de la pointe du Raz, aux éclats des vagues à Biarritz. Être à nouveau le père aimé et estimé, trouver l’amour en étant une nouvelle fois saisi par lui. Avoir : il m’en faut peu. Être : je dois pouvoir le redevenir pleinement, mais différemment sans doute. Je ne peux que m’en faire promesse.
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il a refusé la tombe, la pierre, le masque de gisant et l’ultime visage, il a préféré les cendres à tous vents dispersées, peut-être a-t-il trouvé, dans le désert blanc de la mort, ce que depuis toujours il cherchait : le droit, enfin, de ne plus être quelqu’un ?
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