Le journal a été une force, une puissance ; on l’appelait le quatrième pouvoir de l’Etat. Il ne sera bientôt plus qu’un poteau d’annonces.
Il y a trente ans, pour quiconque avait vu fonctionner de près cette intelligente machine, le journal était l’œuvre par excellence. Il lui fallait, à cette bête féroce dont l’appétit augmente en proportion de la pâture qu’on lui jette, des travailleurs rompus aux fatigues, des esprits prompts, clairvoyants, laborieux, soldats toujours sur la brèche, des hommes qui donnaient leur vie & leur sang à cette tâche sans fin, mythologiquement figurée par le tonneau des Danaïdes.
Une fois lancée, la locomotive allait à toute vapeur, jetant au vent la fumée de ses inspirations, de son enthousiasme, de ses colères.
Les temps sont changés.
Sous la restauration – cette belle époque de la presse – le journal était un drapeau & le journaliste un soldat, le soldat d’une idée.
En 1828, le Globe, qui n’avait que dix-huit cents souscripteurs, exerçait une influence plus considérable que tel journal d’aujourd’hui qui a cinquante mille abonnés.
Malherbe vint, je veux dire M. de Girardin, & il entreprit l’œuvre de ce qu’il nomma la jeune presse.
Il avait calculé combien la page d'annonces devait rapporter au bout de l’année quand le journal aurait atteint un certain chiffre d’abonnements. Ce jour-là, la presse mercantile fut fondée, le journal d’actionnaires, la propriété qui rapporte des dividendes & le drapeau de l’idée fit place au poteau d’affichage.
L’actionnaire a tué le journal politique. En voulez-vous une preuve ? Le lendemain du 2 décembre 1851, la rédaction d’un journal que je nomme pas était disposée à ne pas tenir compte des ordres expédiés du ministère de l’intérieur & à protester contre le coup d’Etat. – Il s’agissait d’affirmer le droit en face de la force triomphante, au risque de sauter en l’air comme le Vengeur.
Puis l’actionnaire accourut, effaré, suivi du commissaire de police mettant les scellés sur les presses.
Mais la caisse était sauvée…
(publié en 1868)