Citations sur L'amant de Patagonie (78)
La ville, ses commerces, sa foule effrayaient la petite sauvageonne que j’étais. C’est là que j’ai découvert combien il m’était indispensable de voir couler une source et d’y boire à la goulée, d’entendre crisser mes pas sur les feuilles sèches, de sentir le vent dévaler les collines, capturant au passage toutes les odeurs de seigle ou de bruyère. Ces sensations, banales pour les paysans, inutiles pour les citadins, me manquaient cruellement. Je n’ai jamais su la nature de ma correspondance secrète avec ces choses simples.
Nous mangeons du pain et du poisson séché que j’ai volés. C’est ma nuit de noces, sous ce couvert dérisoire, sur un lit d’herbe. Je me laisse conduire, son corps sur le mien, sa peau sur le mienne. Je ferme les yeux, j’accueille ces odeurs étranges, ces mouvements instinctifs, cette montée d’un long tremblement. C’est donc ainsi ? Je ne peux pas dire si c’est agréable. C’est autre, comme si un sixième sens m’était donné qui vient du fond du ventre. J’ai un peu mal, il gémit, un liquide tiède coule entre mes cuisses. C’est donc ainsi.
Les vieux arbres ont une lourde couverture de mousse côté sud, qui fait paraître les troncs bicolores. Elle pend en écharpes depuis les branches tordues et fait ressembler les lieux à une forêt de contes de fées, d'où quelque gnome écossais sortirait sans que l'on s'en étonne.
"Le monde est sombre, les hommes sont fous qui se guettent et se piègent quand ils devraient s'aider. Lorsqu'on est si seuls et fragiles comme ces peuples du bout du monde, on peut encore se faire la guerre !"
Je ne sais pas quoi faire. Je ne dors plus. Est-ce que ce que je ressens est de l'amour, comme dans les histoires des almanachs que je lisais en cachette chez les Mac Kay? Je ne sais pas. Cela me semble beaucoup plus puissant, étrange, indescriptible. Quel amour peut-il y avoir entre une femme blanche et un Indien?
Je suis Emily, paysanne écossaise, fille adoptive de pasteur. Je continue à me plonger dans la Patagonie, comme dans les yeux d'un amant, sans jamais arriver à sonder ce qui se cache derrière ses pupilles.
Je devrais m'en réjouis, les voyant sortir de l'âge des primitifs. Mais je vois aussi moins de fêtes, moins de chasses collectives, de plus en plus de dissensions pour une possession matérielle, moins de partage et d'hospitalité. J'avais rêvé d'une société mélangée, mais je m'aperçois que c’est impossible. Une culture remplace l'autre, lentement, inexorablement.
Les deux cabanes construites l'année dernière sont juste en retrait de la plage, derrière un îlot qui les protège du flot et du vent du glacier. Certes, ce paysage est magnifique, mais ce n'est pas exceptionnel ici. Je suis incapable de dire pourquoi il me touche tant. Force, harmonie, fragilité, ténacité, espoir, les mots qui me viennent à l'esprit ne rendent pas justice à mes sentiments. J'ai l'impression d'être enfin arrivée quelque part. Des années après l'arrachement d'une fillette à ses collines écossaises, à l'autre bout du monde, ce paysage, sans raison, me dit que je suis à bon port.
Ils ont dû quitter les crises et les pleurs de la jeunesse pour partager la peine qui ne se dit pas.
Ils sont restés immobiles jusqu'à ce que la patience leur vienne.
Ils ont travaillé jusqu'à oublier la fatigue.
Ils ont chassé, pêché, puis tout abandonné pour dépasser la faim.
Ils ont plongé dans l'eau glacée des torrents pour rire du froid.
Ils ont appris les légendes et le chant du monde secret.
Jours et nuits, jours et nuits ont passé.
Alors nous les avons accueillis dans le monde des humains.
(...)
Les Blancs ne savent pas éduquer mais seulement dresser. Ils croient que l'on peut dresser le tronc quand seul le vent lui donne sa forme et le plie pour lui apprendre à résister. L'arbre droit casse.
Je n’aurai donc jamais su choisir entre mes deux vies, ballottée par les évènements. Ma seule certitude, c’est ce pays. Il n’est plus temps de se demander pourquoi, et depuis longtemps je ne cherche plus la réponse. Comprend-on jamais les raisons d’un amour ? Il est là, indicible, inévitable. Il a été le premier coup de cœur de la jeune fille qui s’impatientait à la lisse d’un navire. Il sera, je le sais, mon dernier fragment de bonheur, au seuil du grand passage. (p. 226-227, Chapitre 21).