L'amant de Patagonie

"Sauvage un jour, sauve toujours", disait le capitaine. Et voilà qu'une civilisée retourne à la nature et s'en porte très bien !

Je le considère et j'aimerais me forcer à la critique. Mais ses yeux noirs légèrement en amande, ses pommettes hautes, la frange de cheveux sombres en ovale régulier, la bouche un peu trop grande, le corps glabre et musclé me sont irrésistibles et je capitule sans condition.
Il me prend le visage dans ses mains et nous restons un long moment immobiles, nez contre nez, front contre front.
Est-ce ainsi qu'on fait la cour chez les Yamanas,
Le ciel n'est plus gris, j'ai le coeur qui bat lentement, gravement.

Je propose une partie de pêche à Aneki. Nous partons dans la première baie, à l'ouest d'Ouchouaya, que les Indiens appellent Lapataïa.
Elle est protégée par les îlots et ses eaux sont calmes sous un ciel gris.
- Aneki tu pourrais vivre dans une maison en dur comme la nôtre?
Tu pourrais avoir une femme qui ne soit pas de ta race?

- Chez nous, l'homme et la femme se choisissent ensemble; Parfois un Yamana et une Akalaluf se marient, et même des fois une Yamana se laisse enlever par un Ona car elle le veut bien.
- Mais entre les Yamanas et les Blancs?

- Un homme est un homme. Une femme est une femme. Les Blancs ont pris des épouses indiennes.
Je tremble;
- Et si moi je le voulais?
- Alors moi je le voudrais aussi.

Buenos Aires vient de vivre sa première année comme capitale fédérale. Le port s'agrandit et, tous les jours, arrivent des Etats-Unis et de l'Europe des navires chargés de marchandises, d'émigrantsn de beaux esprits et de vauriens.
Le nouveau président Roca est adulé de son peuple, surtout en raison de la campagne sans pitié qu'il mène contre les Indiens tehuelches.
En effet, après quelques guerres, l'Argentine a presque stabilisé ses frontières avec ses voisins du nord.
Elle veut maintenant conquérir les trois mille kilomètres qui s'étendent vers le sud, jusque chez nous.
Mais les indiens n'entendent pas se soumettre.
Les premières fermes isolées ont subi des attaques.

Il commence par palper la pièce de bois comme s’il caressait un animal, je jurerais même qu’il lui parle. Puis il la dresse et abat la hache avec précision, l’air paraît vibrer derrière le tranchant de la lame, deux fois, 3 fois les coups claquent . Il prend ensuite chaque bûche avec autant de délicatesse qu’il tenait l’enfant hier, et la couche sur un lit d’herbe qu’il a préparé.

Autant le laisser partir, car je sais déjà qu’il reviendra. L’éducation qu’il a reçue lui donnera vite la nostalgie des livres, des outils et des techniques qu’il semble aujourd’hui négliger.

L’indien ne prévoit pas, n’entasse pas, ne conserve pas.

Avons-nous péché par orgueil, nous croyant de taille à subsister seuls ? Sommes-nous punis d’avoir voulu nous affranchir de lois ancestrales ? À la sauvagerie de la nature, les Yamanas opposent la tribu et les Blancs leurs techniques. Nous ne possédons ni l’un ni l’autre.

Soudain, Aneki se fige à l'orée d'une petite clairière et me tire par le poignet pour que je m'accroupisse. C'est assez inhabituel car normalement nous ne nous touchons jamais.
_Là!
Ce n'est pas un guanaco mais un renard. Le renard pentagon est comme un gros chien, avec un beau pelage gris et roux et une longue queue touffue. Il n'est pas très farouche et nous en voyons parfois à la lisière du bois qui hument nos odeurs. La clairière est lumineuse et calme. La femelle joue et apprend la traque à sa progéniture. Elle saute, se cache derrière une touffe, s'applatit et se laisse débusquer. Comme des enfants qui s'apmlaudiraient à à s'être trouvé à collin-maillard, ils roulent ensuite tous les trois les uns contre les autres, le poil soyeux des petits contre le poil rèche de la mère, dans des retrouvailles silencieuses. Ils échangent des coups de pattes de velours, se sentent, se lèchent. Puis la mère roule sur le dos et se laisse téter avant de rebondir pour retourner se cacher. La joie, la vitalité et la tendresse de la scène me fait monter les larmes. Aneki me tient toujours la main et nous sommes à genoux, serrés l'un contre l'autre.
_ Là! Le bonheur est là, tu le vois? Le bonheur de la renarde.
Les larmes brouillent l'image des animaux qui deviennent flous comme dans un rêve. Je sais subitement ce que je veux : rester là, près d'Aneki pour qu'il m'apprenne le bonheur, dans cette forêt, dans ce pays.

Les blancs ne savent pas éduquer mais seulement dresser. Ils croient que l'on peut dresser le tronc quand seul le vent lui donne sa forme et le plie pour lui apprendre à résister. L'arbre droit casse.