Dès les premières phrases, je sens que je vais aimer ce livre et son auteur :
« La confidence noie la douleur. »
« le passé féconde le présent. »
« Et dire que j'ai aimé passionnément cet homme, dire que je lui ai consacré trente ans de ma vie, dire que j'ai porté ses douze enfants. L'adjonction d'une rivale à ma vie ne lui a pas suffi. En aimant une autre, il a brûlé son passé moralement et matériellement, il a osé pareil reniement. »
Ramatoulaye, la narratrice et héroïne de cette lettre, est une femme sénégalaise, musulmane, qui pourrait être l'auteur elle-même, née en 1929. Quand Mariama Bâ-Ramatoulaye écrit cette lettre, elle n'a peut-être pas encore cinquante ans, et un passé déjà si riche. Elle a vécu la décolonisation, a été à l'école et au lycée, contre les préjugés des années 1950, quand beaucoup ne comprenaient pas qu'une jeune fille apprenne, les méprisaient, même, disant que « l'école transforme les filles en diablesses » ! Qu'importe, Ramatoulaye a suivi son propre chemin, elle a étudié et est devenue enseignante ; puis elle s'est mariée, un mariage d'amour dont elle a eu neuf enfants tout en continuant à travailler, …
« La femme qui travaille a des charges doubles (travail, et maison et enfants) aussi écrasantes les unes que les autres, qu'elle essaie de concilier. Comment les concilier ? Là réside tout un savoir-faire qui différencie les foyers. »
… jusqu'à ce qu'un jour, soudainement, son mari épouse une deuxième femme, une toute jeune fille, l'amie de sa propre fille !
Tant de coutumes me révoltent dans ce livre, témoignage d'une époque et d'un pays :
La polygamie qui est le noeud de cette longue lettre ;
La survivance d'une noblesse que je croyais hors d'âge et qui s'insurge quand le fils ne se marie pas dans son rang,
« Royalement accueillie (dans sa famille), … on ne lui parlait que genoux à terre. Elle (la vieille tante) prenait ses repas seule ; servie de ce qu'il y avait de meilleur dans les marmites… Les visiteurs vinrent de partout pour l'honorer, lui rappelant la véracité des liens du sang. »
L'ignorance totale que peuvent avoir certains adultes face aux enfants qu'ils ne considèrent pas comme des êtres humains mais comme des objets utilitaires que l'on peut vendre ou donner :
« Elle (la même vieille tante) convoqua son frère.
J'ai besoin, lui dit-elle, d'une enfant à mes côtés pour meubler mon coeur ; je veux que cette enfant soit à la fois mes jambes et mon bras droit. Je vieillis…
Qu'à cela ne tienne, rétorqua Farba Diouf… Les jeunes d'aujourd'hui sont difficiles à tenir. Prends la petite Nabou, elle est à toi. Je ne te demande que ses os. »
Et mon coeur se serre en pensant à cette toute petite fille, emmenée très loin de chez elle, loin de sa maman, par une vieille tante qu'elle n'avait jamais vue avant ce jour. Et mon coeur se serre en pensant à la femme de ce Farba Diouf, l'une de ses quatre femmes, à qui l'on prend son enfant sans lui demander son consentement.
Et je ne comprends pas comment les Hommes peuvent être aussi insensibles. Insensible est un mot terrible et très lourd de conséquences, quand on prend le temps de s'arrêter sur lui et d'y réfléchir.
Révoltant encore, les frères des maris défunts qui ont prétention à épouser la veuve, et j'en passe.
Pourtant, dans les années 1950, une jeunesse plaine de l'espoir d'un avenir radieux pour le pays a vécu de beaux jours faits de bonheurs simples ― et parfois poétiques sous la plume de
Mariama Bâ :
« Sur le sable fin rincé par la vague et gorgé d'eau, des pirogues peintes naïvement, attendaient leur tour d'être lancées sur les eaux. Dans leur coque, luisaient de petites flaques d'eau pleines de ciel et de soleil. »
« Nous vivions… nous avions le secret des bonheurs simples, cures bienfaisantes dans la tourmente des jours ! »
« Nous vivions. Debout, dans nos salles de classe surchargées, nous étions une poussée du gigantesque effort à accomplir, pour la régression de l'ignorance. »
Pourtant la force des femmes, parfois, dans ce livre, réjouit mon coeur, le gonfle d'un orgueil par procuration, d'une fierté d'être femme, comme Aïssatou qui, après quatre enfants et un mariage heureux, fait d'amour et de partage, voit son mari céder lâchement à la pression familiale, pour épouser une deuxième femme, sa toute jeune cousine ! Mais Aïssatou prend son courage, ses quatre fils et sa vie en main et quitte son mari, quitte sa ville, quitte son pays. Elle étudie et, seule, réussit sa vie et celle de ses enfants.
« Aïssatou, comme j'enviais ta tranquillité lors de ton dernier séjour ! Tu étais là, débarrassée du masque de la souffrance… le passé écrasé sous ton talon. Tu étais là, victime innocente d'une injuste cause et pionnière hardie d'une nouvelle vie. »
Bien qu'« on ne vient pas facilement à bout de pesanteurs millénaires, » l'espoir de la nouvelle génération est incarné par Daba, la fille de l'héroïne, Daba réussit son mariage. Son mari qui prend sa part des tâches ménagères déclare : « Daba est ma femme, elle n'est pas mon esclave ni ma servante. »
Quant à Daba, je la rejoins tout à fait quand elle déclare :
« Je ne veux pas faire de politique. Non que le sort de mon pays et surtout le sort de la femme ne m'intéressent. Mais à regarder les tiraillements stériles au sein d'un même parti, à regarder l'appétit de pouvoir des hommes, je préfère m'abstenir. »
J'ai aimé, dans ce texte, qu'au travers de multiples personnages, femmes, hommes, de générations différentes,
Mariama Bâ nous fait comprendre pourquoi certaines choses arrivent, pourquoi, par exemple, des jeunes filles consentent à épouser des hommes plus âgés, déjà mariés et pères de nombreux enfants. Il est difficile de résister au poids de la société et sans doute encore plus au poids de sa propre famille.
J'ai plus aimé encore la profondeur et l'endurance des femmes, la grandeur d'âme de certaines d'entre elles.
PS : J'aurais aussi pu vous dire toute l'importance de l'amitié des deux femmes dans le livre, un beau passage sur les livres, mais je vous laisse le plaisir de découvrir !
Le futur est féminin, c'était hier, c'est plus que jamais aujourd'hui, c'est partout dans le monde !©
Gabrielle Dubois ©
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