Physiologie du rien, du néant humain. D'une rente médiocre mais suffisante pour ne plus travailler, ce petit rentier parisien se laisse vivre en traînant sa conscience ci et là dans le hasard brumeux parisien. En observant attentivement ces êtres inattentifs,
Balzac s'en moque en doutant de leur existence : ils sont bien réels, mais est-ce véritablement des êtres humains ?
« Comme tous les individus du Genre Homme (Mammifères), il est septivale et paraît avoir un système d'organes complets : une colonne vertébrale, l'os hyoïde, le bec coracoïde et l'arcade zygomatique. le Rentier a certainement des veines et des artères, un coeur et des poumons. Il se nourrit de verdure maraîchère, de céréales passées au four, de charcuterie variée, de lait falsifié, de bêtes soumises à l'octroi municipal ; mais, nonobstant le haut prix de ces aliments particuliers à la ville de Paris, le sang a chez lui moins d'activité que chez les autres espèces.
Sa face pâle et souvent bulbeuse est sans caractère, ce qui est un caractère. Les yeux, peu actifs, offrent le regard éteint des poissons quand ils ne nagent plus, étendus sur le persil de l'étalage chez Chevet. »
Faut-il en déduire que cet être inutile pourrait disparaître sans qu'il soit regretté ? L'Etat l'affectionne, le chérit : « c'est la pulpe sociale, le gouverné par excellence » habilement dispersé et disséminé un peu partout, entre des classes sociales antagonistes, il apaise par son inaltérable envie de constance, d'immobilité, de quasi-paralysie : « à Paris, le rentier est comme du coton entre les autres espèces plus remuantes qu'il empêche de se briser les unes contre les autres. »
A une discussion vive et animée où l'on aborde, à titre d'exemple, la lenteur et la lourdeur administrative, il répondra de façon énigmatique par des termes et expressions qu'il tire inconsciemment des journaux : « Ah ! La légalité (…) voilà les effets de l'élément démocratique. » sans avoir une idée précise de ce qu'il veut exprimer, si tant est qu'il ait envie d'exprimer quelque chose…
Il réveillera subitement son esprit si on lui parle de républicains, car il ne conçoit de possible et de légitime gouvernement que celui en place au moment où il s'exprime : « Le rentier réserve toute sa haine pour les républicains - S'il admet… démocratie… « Ah ! Minute, dit-il ; l'un n'est pas l'autre ! » il s'enfonce alors dans des discussions qui le ramènent en 1793, à la Terreur.» Et aussi car la république, qu'il réduit aux méandres de 1793, est synonyme de bouleversement total de ses rentes, fortement menacées de disparition par un gouvernement nécessairement despotique et imprévisible, il n'en pourrait être autrement.
L'immobile rentier ne déménage jamais, paie son loyer et ses impôts avec une scrupuleuse exactitude, ne se rend qu'exceptionnellement au théâtre si une pièce a un succès notoire, souscrit aux chansons de Béranger et achète occasionnellement un bouquin après avoir lu une affiche publicitaire, fait méthodiquement ses provisions de bois dès le mois de juillet…
Pour toutes activités quotidiennes, il se rend aux messes de mort, de mariage, va toujours entendre la messe de Pâques à Notre-Dame bien qu'il soit de « l'indifférence en matière de religion », court les procès célèbres et a vu tous les feux d'artifice. Il apprécie tant ce spectacle visuel qu'il peut vous conter année par année ce qu'il a fait et vu en ce jour de fête.
Le soir, il s'observe au café où il joue aux dominos, excelle au billard.
Irréprochable par sa platitude, il est en constante : « abnégation, il ne lutte avec personne » ce qui est presque déstabilisant : « Vous ne le prendrez jamais en faute : il est poli, il admire tout ce qu'il ne comprend pas (…) admire beaucoup mais est ignorant comme une carpe (…) il n'a point le mot pour rire (avec les femmes) ; enfin, peut-être son plus grand défaut est-il de ne pas avoir de défauts.» Mais il est : « Humble et simple comme l'herbe des prairies, il est aussi nécessaire à l'Etat social que le vert est indispensable au paysage. »
Physiologie amusante où
Balzac traite du rentier comme on observe un vulgaire mammifère. Détaillé d'une façon excessivement précise et par la même, plus personnel que scientifique, le rentier est décliné également en sous-catégorie pour le pur plaisir de quelques autres détails accessoires et très arbitraires.