Grand compositeur officiel de la Russie soviétique, Chostakovitch a été autant honoré que menacé, guidé sans répit par de puissants et ambigus conseillers dans son devoir d'écrire une musique optimiste pour le peuple, lui qui manquait de courage dans ces temps de guerre et de purges. Barnes en fait un personnage falot, hésitant, menteur par omission, compromis et surtout « naïf, aussi naïf que tout lapin terrifié », l'exemple du contrôle et de la soumission par la peur. Ses anecdotes — attentes morbides, joutes verbales perdues, renoncements — sont probablement véridiques, ou du moins vraisemblables, montrant comme toujours chez l'auteur un prodigieux travail de documentation, sans parler de son habileté d'écriture. Il tempère ce portrait négatif par la suggestion d'une fuite tactique, d'une résistance secrète. Les termes «
le fracas du temps » apparaissent deux fois dans le texte à propos d'ironie, de sarcasme, de vie menée comme une farce, et deux fois pour suggérer que l'art est extérieur à l'histoire : « L'art est le murmure de l'Histoire, perçu par-dessus
le fracas du temps » (p 130) ; « Qu'est-ce qui pourrait être opposé au fracas du temps ? Seulement cette musique qui est en nous — la musique de notre être — qui est transformée par certains en vraie musique. Laquelle, au fil des ans, si elle est assez forte et vraie et pure pour recouvrir
le fracas du temps, devient le murmure de l'Histoire » (p 172-173).
Derrière le personnage public — ou plutôt exposé au public —, j'attendais la reconnaissance du compositeur et de ses créations mais je ne la trouve pas. Barnes cite le chant du Contreplan parce qu'il était populaire, Lady Macbeth de Mzensk parce que, tout populaire qu'elle fut, l'oeuvre était dangereusement condamnée par Staline, il mentionne ses symphonies dans l'ordre chronologique, à peine ses concertos et sa musique de chambre. de façon générale il rapporte les titres sans les contenus comme les jalons d'une vie difficile. A-t-il écouté et aimé ses chefs-d'oeuvre, les premiers concertos pour violon et pour violoncelle, le trio pour piano, violon et violoncelle, ou le huitième quatuor, écrit en trois jours et si personnel que Chostakovitch l'a fait jouer pour ses obsèques ? Fin connaisseur de la littérature française, Barnes a lu certainement le Contre
Sainte-Beuve, mais il place l'auteur devant l'oeuvre. Avec plus d'originalité dans la forme,
Echenoz manie également l'anecdote et l'ironie dans son
Ravel, mais il réussit la transition vers le tragique, rend hommage au génie solitaire. Les deux biographies romancées ne parlent pas de musique, mais de musiciens, parce que c'est difficile.
Quignard qui a joué du violoncelle en professionnel l'admet dans le Salon du Wurtemberg : « Je n'ai pas souhaité ici parler de musique, parler du coeur sans voix, du coeur muet et sonore ».
Echenoz et
Quignard, à la différence de Barnes, conduisent fermement à l'écoute.