Histoire de ta bêtise

[...] je ne tiens pas pour absolument vraie la radicalité de la gauche. J'en sais les apories, les angles morts, et d'ailleurs je me suis longuement échiné à en déterrer le soubassement ressentimental. Je ne la tiens pas pour vraie mais pour forte. Elle est forte parce que sa cause n'est pas irréprochable. Parce que ses objectifs sont contestables - toi tu bricoles dans l’incontestable. Elle est forte parce qu'elle est difficile. [...] La pensée marxiste est forte parce que son adversaire est hégémonique, parce qu'il englobe jusqu'à ses contradicteurs, et souvent se les aliène.

Tu règles beaucoup de problèmes sans les penser, parce que les régler est plus urgent que les penser. Tu as autre chose à faire que de bloquer dessus douze heures comme le ferait un pervers improductif, un fonctionnaire en congé payé. Tu as une société à faire tourner, le marché en marche, il faut qu'on avance [...].

Comme souvent, ta propreté morale se paye d'une absurdité intellectuelle. Peser ensemble des citrons et des oranges est absurde. Le morts passés et futurs du communisme n'invalident pas les livres qui dessinent l'hypothèse communiste, parce qu'un fait est un citron et une pensée une orange. Un citron n'invalide pas une orange.

Comme Google-étymo nous l'apprend, la pensée radicale prend le mal à la racine. Elle rapporte les faits sociaux à des faits de structure. Peu encline à déplorer les effets dont elle chérit les causes comme tu le sais si bien, certaine que les mêmes causes produiront les mêmes effets, elle préconise de changer de structure.

Je veux bien reconnaître en toi une certaine capacité à la nuance. Tu peux te la permettre - la nuance est l'apanage de qui n'a pas besoin que la pensée se convertisse en acte. Tu dois te la permettre - modération as usual. Simplement tu es un intermittent de la nuance. Sur nombre de sujets tu ne fais pas du tout dans la nuance. Par exemple ton refus dèzextrêmes est sans nuance. Ou ton dégoût de la peine de mort. Ou ton appel à alourdir les peines punissant le viol.

Le moteur de la croissance est la confiance dans la capacité de croissance. Le marché performe si les possédants ont confiance dans ses performances, et dès lors investissent. La croissance tient de la prophétie auto-réalisatrice. D'où ta mauvaise humeur contre les prophètes de malheur, les rabatteurs d'enthousiasme.

Ta passion conservatrice est de durer, de pérenniser ta boutique. Mais une maison perd de sa valeur si tu ne la rénoves pas. Alors tu rénoves, tu innoves. Tu es condamné à croître. C'est le piège que ta fatalité accumulatrice a tendu à la planète, et à ton intelligence.

J'ai volontiers laissé mon corps conditionné s'orienter d'instinct vers la fonction publique. J'avais besoin de la sécurité de l'emploi et d'une rémunération constante découplée de mes performances. Tu nous soupçonnes de paresse, tu as raison et tort : nous sommes des employés traîne-savates et des bosseurs fous. Je voulais lambiner au turbin pour turbiner du cerveau. Je voulais m'acheter des heures d'esprit libre, libre de calculs de valorisation de ma force de travail. Je voulais ménager, dans mon quotidien, des espaces de rêverie auto-rétribués, des espaces de disponibilité non lucrative à l'art. Et à la pensée.

Il est vrai que tu mens de bonne foi. Tu n'es pas loin de penser sincèrement qu'un plan social est social ; ou que l'argent offert aux riches par décharge fiscale ruissellera sur les pauvres comme une cascade de miel. Tu n'es donc pas exactement, ou pas toujours, un meneur. Tu es faux. Le faux est la métabolisation du mensonge en conviction sincère. Quand on dit que tu mens avec conviction tous les mots sont vrais. Dans ces moments, c'est à ton insu que tout en toi sonne faux, sonne creux.

À l'inverse de nos parents finalement loyaux au jeu social, aucun destin professionnel ne nous semble viable. Nous ne voulons pas travailler, à minima nous ne voulons pas du marché. Nous passerons des concours de la fonction publique par défaut et pour manger. Ou nous ne passerons rien et vivrons de peu. Dans tous les cas nous serons joyeux et en colère.
À la jonction de la joie et de la colère, de l'inconséquence et de l'implication, de l'indifférence immature et de la raison émancipatrice, nous lisons. Je lis beaucoup plus que je ne lutte. [...] je lis les grands textes critiques de la seconde moitié du XXème siècle, demi-siècle d'or de la pensée française, et c'est chargé de ce gros bagage que j'arrive à toi à l'aube des années 2000. Tu ne feras pas contrepoids. Tu ne fais pas le poids. Tes intellectuels organiques ne pèsent pas lourd face à mes intellectuels critiques.