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Critique de Lenocherdeslivres


Julia a été abandonnée par ses parents, seule, dans une zone inhabitée. Une ancienne station de ski où ne subsistent que des pylônes, des panonceaux, un cabanon. Mais ils ne l'ont pas laissée réellement sans soutien. Elle est accompagnée par un robot dévoué, R-17, qui se charge de son éducation et de sa survie. Et il aura fort à faire, car autour de ce havre de paix, le monde semble être devenu fou.

Les gens ne vivent plus en sociétés, mais en groupes. Et certains d'entre eux sont ridiculement petits. Tout comme leur durée de vie, d'ailleurs. Car le climat général est à la tension et à l'intégrisme. Chaque clan a ses propres règles et tout ce qui est différent est un ennemi potentiel qui doit être soit converti soit éradiqué. le mot « tolérance » semble avoir été rayé du vocabulaire de nos descendants. Comment se créent ces rassemblements ? C'est là l'originalité et le côté drôlatique (et en même temps désespérant) de ce roman écrit à quatre mains : dans cet univers post-apocalyptique, les biens de consommation sont devenus rares et difficiles à trouver. Les livres aussi. C'est pourquoi, ils sont en quelque sorte paroles d'évangile. Quand une femme ou un homme tombe sur un exemplaire, il y découvre des éléments qui deviennent loi. Il en tire des règles de vie. Pourquoi pas me direz-vous ? Eh bien le problème est qu'ils prennent n'importe quoi comme règles de vie. Par exemple, pour le clan des FC (pour Fight Club), la première règle est celle-ci : « il est interdit de parler du Fight Club ». Je continue avec les quatrième et cinquième : « seulement deux hommes par combat » et « pas de chemises, ni de chaussures ». Bon courage pour user de ces préceptes de vie exceptionnels au quotidien !

Ce clan est le premier d'une longue série, dont certains qui m'ont particulièrement plu. Par exemple, les Terra ignota, inspirés de la merveilleuse et très riche série d'Ada Palmer (publiée aux éditions du Bélial'), que j'ai lue mais renoncé à chroniquer tant cela m'a paru difficile sans en trahir le contenu. Ou ce clan très puissant inspiré des oeuvres de Dmitry Glukhovsky et de son univers noir et étouffant de Metro 2033. Et le cinéma est également mis à contribution avec le clan des Brazil 1138, qui prennent source dans l'oeuvre de Terry Gilliam (1985). J'ai également pensé, pour cette ambiance, à un ancien jeu de rôle complètement frappadingue traduit en 1984 par les éditions des Jeux Descartes : Paranoïa, avec ses divers clans qui passaient leur temps à se dézinguer dans un délire des plus absolu et une critique implicite de nos sociétés fragmentées. Pour finir sur ce versant érudit de l'oeuvre, même les titres de chapitres peuvent faire référence à une culture de l'imaginaire impressionnante de la part des deux auteurs. Je ne citerai que « Vue en coupe d'une mégapole malade », qui rappelle diablement la Vue en coupe d'une ville malade de Serge Brussolo (1980, quand même). Des clins d'oeil nombreux qui sont un des atouts de ce roman.

Et cela fait de surcroît travailler les méninges : j'ai passé mon temps à me demander de quels ouvrages venaient ces règles si surprenantes et, souvent, si absurdes. Car, même si un des personnages assène qu'« Il faut des règles, putain, des règles ! Sinon, c'est l'anarchie. », certaines scènes sont la démonstration du contraire. En tout cas, les règles ne font pas tout. J'avais déjà pu m'en apercevoir en lisant Un pays de fantômes ou même Cité d'ivoire. Il faut que les lois qui nous gouvernent aient un sens. Et que les citoyens les comprennent.

Et justement, c'est le sens profond de ce récit qui rappelle les textes humanistes du XVIIIe siècle. Car, du côté de Julia, la jeune fille dont je parlais dans l'introduction, les leçons s'enchainent. Et elles sont nombreuses à avoir pour thème la bonne façon de créer des lois justes et efficaces. Selon quels critères les choisir ? Quel principe, quelle idée placer au-dessus des autres ? Comment choisir ? le bon vieux R-17, et d'autres après lui, vont exposer des thèses. Pour illustrer ces réflexions, Julia va rencontrer, entre autres, Platon, saint Augustin, Thomas Locke ou Thomas Hobbes. Autant de points de vue sur l'idée de justice et les principes qui permettent de la respecter. Autant de développement qui permettent de se faire une idée. Car, comme nombre d'ouvrages un peu ambitieux, le monde de Julia veut nous proposer une réflexion. Et, comme on s'en aperçoit bien dans le monde actuel où n'importe qui est appelé à parler de n'importe quoi, même s'il n'y connaît rien, il est capital d'être informé sur le sujet dont on débat. Donc les auteurs nous résument, de façon très claire et brève, certaines étapes de la pensée à propos de ces thèmes. J'ai lu quelques avis de lecteurices qui trouvaient cela un peu bancal et longuet. Au contraire, de mon côté, cela m'a emballé. À travers une histoire assez simple, Ugo Bellagamba et Jean Baret nous ouvrent l'esprit. Ce court roman permet de mener une réflexion construite sur la notion de loi. Sur ce qui doit la guider. Sur ce qui peut permettre de bien diriger un peuple, de la façon la plus juste possible.

Comme l'expliquent les auteurs en fin de roman, ce récit pas été conçu de façon classique. En fait, Ugo Bellagamba, auteur de SF (dont j'ai beaucoup apprécié, entre autres, La Cité du soleil et autres récits héliotropes – Folio) et docteur en histoire du droit, en a eu l'idée depuis des années. Il l'a fait grandir dans son esprit, dans sa famille, parmi ses amis. Et ce texte a finalement vu le jour grâce à la collaboration avec Jean Baret, avocat et auteur de Trademark, une trilogie perturbante et nécessaire composée de Bonheurtm, Vietm et Morttm (Le Bélial'). J'ai retrouvé un peu de ces deux auteurs au fil des pages, tout en étant incapable de distinguer quels passages viennent plutôt de l'un que de l'autre. le fond juridique est commun et a dû donner lieu à de belles discussions entre les deux compères. C'est à mon avis un bel exemple de collaboration fructueuse.

La lecture du Monde de Julia a représenté pour moi un petit moment de bonheur : la joie de redécouvrir des ouvrages lus voilà des années à travers les différents clans ; la satisfaction intellectuelle de réfléchir, dans le plaisir, à une notion capitale et de découvrir ou redécouvrir des pensées solides et argumentées ; la délectation de découvrir une histoire bien ficelée malgré son apparence foutraque au début et qui conduit à un dénouement que je commençais à pressentir depuis un moment, mais qui ne m'a pas déçu, au contraire. Un texte que je conserve dans un coin de mon esprit et que je consulterai sans doute de temps à autres comme piqûre de rappel quand j'entendrai dans les médias certaines personnes remettre en cause des valeurs que je considère comme nécessaires à la vie en société.
Lien : https://lenocherdeslivres.wo..
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