Au “volontarisme” du maître franciscain, Eckhart oppose une théologie “intellectualiste”, caractéristique de l’esprit dominicain. Les questions disputées étaient, avec les commentaires des Sentences, l’un des deux modes d’expression caractéristiques de l’“intellectuel médiéval”, en particulier du théologien universitaire. Elles consistaient en un exercice en quelque sorte rhétorique dont le but était de résoudre publiquement des problèmes, ici théologiques, à coups d’arguments pro et contra, c’est-à-dire en suivant les règles de l’argumentation scolastique. Outre sa participation aux disputationes, Maître Eckhart était tenu de fournir des commentaires de la Bible. Un certain nombre de ses commentaires nous sont parvenus, sans que l’on puisse affirmer avec certitude s’ils remontent au premier ou au second magistère parisien d’Eckhart.
L’époque dans laquelle vécurent les principaux disciples directs d’Eckhart — Tauler et Suso, tous deux morts dans les années 1360 — fut plus troublée encore. Le XIVe siècle est un de ceux dont on aime à dire avec un peu d’emphase qu’ils sont “de fer”. C’est le début du bas Moyen Age avec ses crises polymorphes : guerres (de Cent Ans, 1337-1453), épidémies (peste noire de 1348), famines, crises religieuses (Grand Schisme d’Occident, 1378-1417). Or ce “temps d’épreuves” est aussi marqué par ce qu’André Vauchez a très justement appelé une “invasion mystique”. Cette époque voit également foisonner les mouvements populaires hérétiques. C’est de ce contexte d’effervescence religieuse et spirituelle dont nous allons traiter maintenant.
L’œuvre de Maître Eckhart est bilingue. Elle se partage en deux grands ensembles bien distincts : l’œuvre latine et l’œuvre allemande. Schématiquement, on pourrait dire que la première est celle du Lesemeister (“maître de lecture”), le maître de l’Université de Paris, qui s’exprime en latin scolastique pour un public instruit de clercs ; tandis que la seconde est celle du Lebemeister (“maître de vie”), le maître spirituel, qui prêche en langue vulgaire devant un auditoire d’hommes mais surtout de femmes, religieux ou laïcs. En somme, ici le latin et les clercs, là l’allemand et les laïcs.
Maître Eckhart (vers 1260-vers 1328) vécut à la charnière du “beau XIIIe siècle” et du XIVe siècle, prélude à “l’automne du Moyen Age” selon l’heureuse formule de Huizinga. Maître en théologie de l’Université de Paris et prédicateur en langue vernaculaire dans la région rhénane (à Strasbourg, à Cologne, et leurs environs), la vie d’Eckhart se déroule entre plusieurs pays, langues et cultures. Essentiellement, le royaume de France et le Saint Empire romain germanique, le latin et l’allemand — précisément le moyen-haut-allemand (Mittelhochdeutsch) — , le monde des clercs et celui des laïcs.