Il est vrai que les voyages forment la jeunesse. Je suis formé pour l’éternité et j’ai perdu ma jeunesse.
– Que veux-tu, les arbres ont poussé après notre mort.
C’est ce jour-là que je crois avoir compris pourquoi tant de rescapés se sont suicidés des années plus tard. Leur mort a été différée. Ils se sont heurtés à l’impossibilité de communiquer leur expérience aux autres. Or ne parler qu’à soi mène toujours à l’autodestruction.
Pollack (médecin de l'infirmerie) est d’une autre trempe et reste un vieux gentleman viennois.
...
Pour lui, l’univers quotidien, c’est la mort, la souffrance, avec comme corollaire le sens de l’inutilité de tout ce qu’on lui a enseigné. Médecine… Pour quoi faire ? Soigner… Avec quoi ? Atténuer la douleur… Existe-t-il un remède contre les SS et les kapos, un sulfamide contre la sottise, une pommade anti-connerie ?
Noël.
Les nazis, qui ne sont pas à une contradiction près, ont élevé un gigantesque sapin sur la place d’appel. Peu importe que le monde chrétien commémore la naissance d’un Juif qui a souhaité la paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, et que ses descendants flambent ici. Noël, c’est Noël.
Mais ce soir-là, malgré la baignoire, je n’ai pas parlé. J’y repense parfois avec un petit sentiment parfaitement imbécile de fierté. Celui qui « parle » n’est pas inférieur à celui qui « tient » le choc. J’ai discuté du problème avec nombre de copains torturés. Personne n’a pu expliquer pourquoi certains parlaient et d’autres pas. Force physique ? Énergie morale ? Éducation ? Masochisme ? Foi ? Tout est possible et tout est faux. Pour moi, « fermer » sa gueule, lorsque tout votre corps hurle de douleur, reste aussi mystérieux que le talent ou la grâce.
Même à Auschwitz, dans l’infra-humain, dans le jamais-vu, dans le non-possible, c’est ainsi qu’on triomphait du feu, lorsque le désespoir, lui-même, devenait désespéré et se transformait en néant car, alors, on pouvait renaître.
Je rêvasse. Rien d’autre à faire. Le temps se délite. Au Lager, le temps a perdu ses références habituelles de travail, ses balises de douceur, ses points fixes faits d’amis, de visages, d’obligations, de rencontres. Disparue, aussi, sa chronologie guerrière qui dure depuis cinq ans.
Le malheur individuel banalisé reste un malheur mais différemment ressenti.
On n’interroge pas lorsqu’il n’y a pas de pourquoi possible.