Mariages de saison

29 juin

22 heures. Yvan et Corentin sont assis à une table de huit. Pendant le repas, ils filment peu - quelques plans de coupe, quelques zooms sur des personnes qui rient ou qui dansent, ce sera bien suffisant pour les vingt minutes qui resteront à la fin. L'enchaînement des scènes est toujours le même -la coiffure, l'habillage du marié, la mairie, l'échange des alliances, la photo de groupe (animée désormais), l'extérieur de l'église, le vin d'honneur et quelques secondes sur la suite des événements. Le tout emballé dans une musique sentimentale - Coldplay par exemple, une référence incontournables ces derniers temps - et des chansons anglaises qui parlent souvent d'amours contrariées, de tromperies et de déprime. Corentin se demande parfois ce que choisissent les Anglo-Saxons pour illustrer leurs propres mariages - il pourrait aller vérifier sur Internet mais n'en a pas le courage. Le repas de ce soir est aussi bon et aussi insipide que les précédents - il n'y a d'ailleurs qu'un nombre réduit de traiteurs dans le département, de même qu'il n'y a qu'un nombre réduit de vidéastes. Tout à l'heure, Corentin a retrouvé Marion, qui était avec lui en anglais, en première littéraire. Elle galère un peu en ce moment, de stage en stage, alors elle survit grâce aux extras qu'elle effectue le week-end en tant que serveuse, mariages, communions, baptêmes. Elle songe d'ailleurs à se réorienter, parce qu'il y a de la place dans l'hôtellerie et la restauration. Si elle avait su, elle ne se serait pas embêtée à passer un bac général, qu'Est-ce que ça lui a apporté de plus?
- De me rencontrer dit Corentin.

Corentin téléphone à Aurore - elle vient de se lever, elle ne viendra pas le rejoindre au centre-ville, elle n'est même pas habillée. Elle est invitée à une soirée par une amie, elle espère qu'il y aura de la place pour danser, elle aime beaucoup danser, depuis combien de temps n'a-t-elle pas dansé ? Elle ne sait pas trop à quelle heure elle reviendra, de toute façon, Corentin, tu ne seras pas là avant 3 ou 4 heures du matin, non ?
Corentin perçoit le reproche. La faille. Depuis quelques semaines, elle ne fait que s'élargir. L'histoire ne tiendra pas longtemps. Quatre mois, c'est déjà beaucoup. Au début, bien sûr, elles trouvent son occupation tellement drôle et originale, et puis ça donne envie, tous ces mariages. Elles n'ajoutent pas -mais le pensent très fort- que Corentin est joli garçon, grand, frêle, avec pourtant des muscles fins, dus à une ancienne pratique de la natation. Lorsqu'elles le voient s'habiller les premiers samedis matin, elles se lèvent avec lui à 6 ou 7 heures, elles préparent le café, elles insistent même parfois pour se rendre à la boulangerie qui vient d'ouvrir -, lorsqu'elles le voient donc enfiler sa chemise, sa cravate, son costume, elles s'extasient, elles battent des mains, elles n'en reviennent pas. Elles sont sûres d'avoir trouvé la perle rare, celui qui ne rechignera pas devant l'engagement, celui avec lequel elles pourront bâtir des châteaux en Espagne et des pavillons dans l'agglomération.
Ensuite, cela se délite.

Personne n'est mort et tant que personne ne meurt, la vie continue, tu comprends, la seule douleur, la vraie, celle qui te brûle, celle qui t'assèche, c'est quand l'autre disparaît, que tu te rends compte que tu ne pourras plus jamais le voir, le toucher, ni le rencontrer dans un café de la capitale un après-midi et constater les dégâts infligés par le temps.

J'existe trop. Je prends de la place, je pousse des soupirs, je commente, je ne peux pas m'en empêcher, je n'ai jamais su faire de place à l'autre dans une relation, tant pis.

Je vais te dire, moi, ceux qui ne valorisent que les disciplines individuelles n'ont rien compris au monde qui les entoure. Ce sont des putains d'égoïstes, oui. C'est avec les autres qu'on avance et qu'on réussit, c'est pas tout seul.

J'ai un ex-mari. Assez gentil d'ailleurs. Enfin, ni plus ni moins que tous les hommes. On sait ce que c'est les hommes, hein, le foot, les copains, les bières, le travail et puis après seulement les femmes...

J'ai coupé les ponts avec cette femme une fois que ta mère a découvert le pot aux roses. Je pense à elle parfois. Ça m'arrive de me demander ce qu'elle est devenue. Je comprends que c'est impossible, mais j'aimerais quand même avoir de ses nouvelles, de temps en temps, par exemple des cartes de vœux. Pour m'assurer qu'elle est toujours en vie, que je ne lui ai pas brisé le cœur, et qu'elle me déteste. C'est important la haine. Quand les histoires s'interrompent et te démontent, c'est ce qui permet de rester en vie et de faire briller la flamme.

De nombreux couples vivent en bonne intelligence et forment d’excellentes équipes sans brûler de passion. C'étaient même mieux,sans doute, se persuadait-elle. La tendresse, le respect, c'était le fondement des unions qui durent. Les autres se brûlaient les ailes et se consumaient vite.

Manque le quotidien local aussi. Corentin est un lecteur assidu du journal, qu’il part acheter au bureau de tabac au coin de la rue tandis que la machine à café crachote le nectar à venir. Tous ses amis se moquent de lui – personne de son âge ne lit cette feuille de chou provinciale qui égrène les décès, les communions, les fêtes d’école, les visites du Père Noël dans les maisons de retraite et le partage de la galette dans les clubs sportifs. C’est bon pour les vieux ou pour les élus, qui cherchent à être vus en photo à toutes les pages. À vingt-sept ans, franchement, Corentin devrait avoir autre chose à faire de bon matin – peaufiner un statut Facebook ou envoyer quelques SMS, par exemple. Corentin répond que c’est une sorte de déformation professionnelle. Il guette les comptes rendus de mariages et de cérémonies officielles et ironise sur les clichés noir et blanc qui semblent sortis de l’armoire de ses grands-parents. Mais, avant tout, il repère. Dans quel village l’événement s’est-il déroulé ? Quelles sont les professions des nouveaux époux ? Et surtout, qui a obtenu le contrat ?

Et puis il faut relativiser, personne n’est mort et tant que personne ne meurt, la vie continue, tu comprends, la seule douleur, la vraie, celle qui te brûle, celle qui t’assèche, c’est quand l’autre disparaît, que tu te rends compte que tu ne pourras jamais le voir, le toucher, ni le rencontrer dans un café