Ses yeux ressemblaient à deux réverbères allumés dans la nuit qu’était son visage.
Par-delà la terre des Condamines, dans un petit val ressemblant à une dalle de prairie coulée dans un coffrage fait de jeunes chênes et de genêts à balai, des animaux pesants émergent de la brume et se dirigent vers une mangeoire en ferraille recouverte de tôles ondulées rouillées. Un gros mâle en tête, boursouflé de muscles, suivi de génisses vivaces aux yeux de biches, et plus loin, de quelques carnes que personne ne songe à abattre, malgré leur assèchement utérin. Bêtes aux cornes lunaires cerclant l'astre dans l'aube primordiale. Robes de feu arrachées au ciel des morts. Puissante présence, régente et corps du ciel, âme vivante des arbres et de la terre.
Exister ailleurs et autrement que par la terre qu'il cultive. Ensemencer autre chose qu'un champ ingrat. S'émerveiller du jour qui se lève. Passer de la folie au courage sans y perdre son âme.
Les deux hommes rirent de bon coeur et trinquèrent au bordel évoqué, à coups de verres de gnôle de prune tirée d'une bouteille avec un pêcheur en bois enfermé à l'intérieur, qu'il parvinrent à sauver consciencieusement de la noyade.
Virgile voudrait s'asseoir, se recroqueviller, annuler son propre poids qui l'écrase. Dans un ultime espoir, il souhaiterait que Judith sombre, que cette satanée maladie s'amène au galop, qu'une nouvelle crise vienne pour une fois à son secours, mais rien ne se passe de la sorte. Au fond de lui, il sait qu'elle a raison.
Je pense plutôt que l'espoir est un leurre qui endort.
Les hommes appartiennent à ce royaume et pas l'inverse.
Ils ont pas la main ici, ils sont comme des épouvantails éventrés qui font plus peur à personne. C'est ça la vérité.
Tapi sous les branches basses d'un épicéa, le chasseur tient le fût de sa carabine à main droite, la crosse repose sur une rangers. Le poste d'observation idéal, ce flanc de vallon boisé de conifères, d'où il peut épier l'ensemble du hameau. Il pointe son arme vers la ferme de Virgile, porte un oeil à sa lunette. Un étrange spectacle se joue en contrebas. La vieille est en train de tuer un poulet sans se soucier du sang qui gicle sur sa robe. Puis elle balade le cou entre ses jambes et ses levres tremblent en même temps. Lui la regarde posée comme une statue.
Chacun est éprouvé, attiré et trompé par son propre désir. Puis le désir engendre le péché, et le péché la mort.
Les deux hommes rirent de bon cœur et trinquèrent au bordel évoqué, à coups de verres de gnôle de prune tirée d'une bouteille avec un pêcheur en bois enfermé à l'intérieur, qu'ils parvinrent à sauver consciencieusement de la noyade.