Plateau

Comme sa distance sur ce plateau, ce bout du monde sur pilotis, cette nature bâclée qui dénude les sentiments.
Depuis toujours, Georges cherche des raisons d'aimer ce territoire, d'accepter ce berceau épineux en bon petit soldat obstiné et lâche.

Depuis toujours, il a le sentiment de serrer si fort son destin de paysan entre ses mains, qu'il a fini par ne plus sentir palpiter son cœur au bout des doigts.

-Tu penses que c'est une fatalité de ne pas dire les choses importantes tant qu'on peut et de passer le reste de sa vie à regretter de ne pas les avoir dites, ou alors qu'on obéit à un genre d'instinct de préservation de l'espèce ?

Chacun demeura toujours à distance respectable, sûrement pour ne pas avoir trop à donner, ni trop à recevoir, et en quelque manière, se préserver ainsi de sa propre imposture.

Le plus important est dans ce qu'on laisse (...), pas dans des foutus principes, et encore moins dans l'honnêteté.

Et désormais, il y a cette femme qui fertilise le granit et grandit les couleurs. La représentation musicale du monde, la sensation de l'entendre, d'en faire enfin partie. Exister ailleurs et autrement que par la terre qu'il cultive. Ensemencer autre chose qu'un champ ingrat. S'émerveiller du jour qui se lève. Passer de la folie au courage sans y perdre son âme.

Toutes ces images qui apparaissent à Cory et qu'elle dissèque page après page. À sa manière. La signification profonde des mots d'un illustre inconnu, leur puissance insoupçonnée. Quelqu'un lui parle à travers des mots. Précisément à elle. La sensation intime d'être un rapace escaladant le ciel pour mieux voir de petites créatures se débattre au sol sans soupçonner sa présence. Invisible et délicieuse menace.

Arrivé chez lui, il s'assit sur une marche de l'escalier et alluma une cigarette en regardant les étoiles enfoncées dans le ciel épais de la nuit. Ses yeux étaient deux morceaux de charbon perdus au fond d'un puits aride, éclairés par l'extrémité de la cigarette, comme un phare pointant un danger.

Rêve?
Un bruit de papier froissé qu'on triture.
Un rêve ?
Une silhouette qui prend forme au milieu des tourbillons de poudreuse arrachées au sol par des rafales de vent.
Pas un rêve
Silhouette immobile au-dessus de Clovis .Quelques secondes ,puis s'éloigne et s'évanouit,engloutie par la nuit,pendant qu'un cri muet tournoie dans la bouche emmurée de Clovis.
J'aurai rien dit,Virgile,J'aurai jamais rien dit.

Ces secrets dont personne n'est vraiment dupe, mais qu'on garde pour se préserver, survivre tant bien que mal. La puissance des habitudes. Une cathédrale construite patiemment depuis le jour de leur première rencontre. Une cathédrale faite de pierres taillées dans une loyauté sans faille, aux encorbellement noircis, pourris.