Rien ne change en fin de compte. On croit devenir adulte mais à part le corps et les soucis, on reste les mêmes qu'il y a trente ans.
- Et vous êtes jeune, profitez. On ferme les yeux et puis la vie est passée.
Plus jeune, elle ne s'était préoccupée que de ses études. Et puis, elle avait rencontré Yves, et elle était tombée enceinte de Mathilde. Ses journées s'étaient alors remplies de tâches dédiées aux autres. Ses patientes, leurs époux. Ses filles, qu'il avait fallu élever, nourrir, habiller, veiller, soigner, inscrire, chercher, accompagner, coiffer, consoler, départager. Son mari, qu'il avait fallu écouter, rassurer, attendre. Mais elle, dans tout cela? Et eux deux? Qui étaient-ils devenus, une fois le nid familial vidé? Lorsqu'ils étaient réunis tous les cinq, Jeanne se sentait invincible. Chacun avait peu à peu trouvé son rôle dans la famille, comme sur une scène de théâtre. Yves était la patriarche peu autoritaire, celui qui autorisait lorsque Jeanne avait interdit. Mathilde était leur chef à tous. Ça avait toujours été ainsi. Déjà, à cinq ans, en maternelle, elle régentait une cour de copines serviles et très impressionnées. Violette, qui l'avait suivie de près, avait dû s'adapter à ce fort caractère, pousser dans l'ombre tutélaire de celle qui avait longtemps été son modèle, et se satisfaire de la place que lui laissait sa sœur. Louise était arrivée bien plus tard. Comme beaucoup de petits derniers, elle leur avait apporté la fantaisie dont ils avaient bien failli manquer à une certaine période. Jeanne s'était toujours sentie un peu transparente dans cette distribution des rôles. Certes, elle était la figure centrale indispensable à l'épanouissement des autres, mais elle avait souvent l'impression que ses états d'âme, ses rêves et ses regrets avaient été relégués au second plan. Elle était juste devenue "maman". Pour Yves aussi, c'est ce qu'elle était devenue.
Louise est arrivée bien plus tard. Comme beaucoup de petits derniers, elle leur avait apporté la fantaisie dont ils avaient failli manquer à une certaine période.
On croit devenir adulte mais à part le corps et les soucis, on reste les mêmes qu'il y a trente ans.
Qu'est ce que ça signifie d'être sœurs, si ce n'est pas pour confier ses malheurs, demander de l'aide, reconnaître ses souffrances, sa peur? Louise est hors d'elle. Elle a envie de hurler [....]Sur ces mensonges, ces secrets, ces petits arrangements avec la réalité. Sur ces repas de famille ,ces coups de fil censément complices, ces anniversaires, ces vacances où tout le monde vient avec son masque, son beau sourire, ses petites conversations légères avant de repartir vers la réalité d'une existence que les autres ne connaîtront sans doute jamais. Finalement, chacune est dans son petit monde et avance en parallèle, sans jamais vraiment croiser les autres.
(...) il semble avoir encore plus de cheveux qu'à vingt ans, et ils sont toujours aussi bruns. Un instant, Mathilde se demande s'il se les teint. Ça la dégoûte un peu, les hommes qui se teignent les cheveux.
Il a ajouté qu’il fallait bien réfléchir. Que la vie, ça tenait à ces choix minuscules qui pouvaient tout changer. Qu’il ne fallait pas se laisser enfermer dans la colère, l’entêtement, le doute. Parce qu’on n’a qu’une vie et qu’on est finalement seuls à l’écrire.
Je suis une maman, pas une copine, moi. Je suis là pour te guider, te donner un cadre, de l’amour et des limites, pas pour être « cool ».
Tout autour du centre névralgique de la maison, les murs sont recouverts d'étagères qu'Yves a installées à mesure que la maison se remplissait de livres.
Aujourd'hui, toute la pièce en est couverte. Il y a les livres d'enfants, les Martine, les bandes dessinées, tous les Tintin, les Astérix, les Johan et Pirlouit, ceux que les filles ont lus adolescentes, et puis les autres, qu'elles ont apportés année après année et laissés là. Cette bibliothèque est leur mémoire familiale dans laquelle elles préfèrent souvent piocher pendant les nuits sans sommeil, plongeant le nez dans les pages jaunies, parmi lesquelles elles trouvent parfois un trésor, le numéro de téléphone d'un ancien petit ami, ou l'acte de propriété de l'unes d'elles -"ce livre appartient à Mathilde Carpentier. Août 1989"-, un papier de malabar bi-goût planqué.