Ce tome contient les épisodes 1 à 6 de la deuxième série, parus en 2004 et édités par
Marvel Comics dans sa branche Icon. Il fait suite à Éternels (épisodes 31 à 37 de la première série). Il en est la suite directe et il vaut mieux avoir lu les tomes précédents pour se sentir impliqué par le devenir des personnages.
Dans une banque, un médecin légiste est agenouillé devant le cadavre d'un individu qui disposait de pouvoirs. Christian Walker arrive pour enquêter. Il recueille la déposition d'une guichetière qui raconte comment ce gugusse est arrivé pour réclamer du liquide par la force, et comment une jeune femme dotée elle aussi de pouvoirs est intervenue pour le stopper, puis s'est enfuie. Elle refuse de la décrire de peur de lui nuire, l'utilisation de pouvoirs étant devenue un délit punissable par la loi. Ailleurs dans la ville, le détective Kutter se rend sur le site d'un autre meurtre : une énorme armoire à glace assassinée également et disposant également de pouvoirs du temps de son vivant. Deena Pilgrim reprend son service dans le commissariat auprès de Walker (elle avait bénéficié d'un arrêt après ce qui lui est arrivé dans le tome 6). La pègre a décidé de profiter de la nouvelle loi interdisant les pouvoirs pour s'organiser autour de 3 individus dotés de pouvoirs : Bug, Luck et Lance. À eux 3, ils se sont partagé le territoire, mais leurs factions sont rivales et ont commencé à s'affronter. le commissaire Tate est nouvellement nommé et il supervise le service dont dépendent Pilgrim et Walker.
Brian Michael Bendis (scénariste, en abrégé BMB) et
Michael Avon Oeming (illustrateur, en abrégé MAO) ont promis dès le début de la série que chaque histoire serait différente et qu'ils feraient tout pour innover et ne pas tomber dans la routine, ou des les clichés propres aux histoires de superhéros. le lecteur attentif avait quand même pu remarquer que depuis 2 tomes, ils développaient une forme de continuité et revisitaient (à leur manière très idiosyncrasique) quelques figures classiques des comics de superhéros.
Avec cette histoire, ils commencent de manière très classique avec un premier cadavre, puis un deuxième, sans se reposer sur une scène choc ou trash comme dans le tome précédent. Ils jouent avec la possibilité du retour d'un personnage décédé dans un tome précédent, et le deuxième épisode nous amène à la scène devenue traditionnelle d'interrogatoire en sous-sol sous la lumière verte du neutralisateur de pouvoirs, mais dans une configuration différente des fois précédentes. Ils commencent à faire jouer la continuité propre à cette série en évoquant les événements de Les traîtres et de Qui a tué Retro Girl ?. Et justement comme dans "Les Traîtres", le récit acquiert peu à peu de l'envergure pour emmener le lecteur sur un terrain aussi inattendu qu'inconfortable. L'enquête de Walker et Pilgrim les amènent à découvrir des actes de barbarie abjectes. Puis en découvrant l'identité de la victime Bendis a si bien entortillé son lecteur que ce dernier ressent à la fois l'horreur des cruautés infligées à la victime, et à la fois du soulagement en apprenant son identité. Cette manipulation émotionnelle qui conduit le lecteur à ressentir un sentiment de soulagement, alors même qu'il contemple lé déchéance inhumaine d'un individu provoque une soudaine secousse de remise en cause du lecteur devant la nature de ce divertissement. Comment est-il possible de se sentir soulagé devant la torture infligée à un individu ? Qu'est-ce qui me divertit dans ce genre de récit ? Bendis pousse le lecteur hors de sa zone de confort, hors de sa situation de voyeur, avec une facilité remarquable, pour un résultat très déstabilisant.
Alors que le lecteur se sentait en terrain connu, le voilà attrapé par le paletot et emmené à la suite de personnages toujours plus attachants pour une enquête un peu glauque qui l'oblige à prendre partie pour les héros, qui l'implique émotionnellement au-delà d'un simple divertissement du moment. Non seulement Bendis a concocté un récit qui assimile les codes propres aux superhéros et aux enquêtes policières et qui les fait sien en les retournant à sa guise, mais en plus Oeming est très en verve. Lui non plus ne se repose pas sur ses lauriers. La première page comporte une case occupant les deux tiers de la page, un plan large détaillant la scène du crime, à savoir un hall monumental dont la verrière a été brisée. La mise en couleurs met très bien en valeur l'éclairage naturel provenant de la verrière et effectivement Pete Pantazis (le metteur en couleurs) semble avoir effectué des progrès significatifs depuis le tome précédent qui fait de lui un artiste complémentaire d'Oeming.
Cette case montre comment MAO a intégré une nouvelle technique très efficace : des personnages simplifiés inclus dans un décor réaliste. le décalage entre les 2 modes de représentation renforce l'immersion du lecteur qui peut facilement se projeter dans ces silhouettes aux caractéristiques limitées (donc plus facilitant l'identification) qui évoluent dans un lieu particulier que l'on prend plaisir à découvrir, à visiter, à inspecter (je n'aurai jamais cru que je pourrais m'intéresser aux rayonnages d'un supermarché de banlieue). À plusieurs reprises Oeming offre ce plaisir de promener le lecteur touriste dans un endroit pleinement réalisé et dont la découverte offre un haut niveau de divertissement. Il se livre également à un exercice assez époustouflant avec les arrières plans de building, alternant en fonction des pages des photos retouchées pour les simplifier, ou des dessins géométriques à base de traits noirs épais et de cases jaunes. MAO arrive à faire converger ces 2 techniques vers une même forme de telle sorte que l'oeil du lecteur ne saisisse pas immédiatement le passage de l'une à l'autre.
Il a également peaufiné sa façon de dessiner les personnages pour en accentuer encore les exagérations (par exemple la largeur d'épaule impossible de Walker, rendue encore plus imposante par la finesse de sa taille). Ces exagérations lui permettent d'intensifier les émotions ressenties par les personnages, sans devoir caricaturer l'expression de leur visage. Sa direction d'acteurs est irréprochable et il maîtrise avec virtuosité les scènes de dialogues, grâce à des mouvements de caméras dépassant la simple alternance de champ / contrechamp. Sa science du langage corporel lui permet de faire passer des informations supplémentaires, et le petit clin d'oeil à des ménagères décomplexées dans une banlieue dortoir est très savoureux. Je me suis surpris à refeuilleter ces épisodes après en avoir terminé la lecture et à découvrir de nouvelles idées de mise en scène quasiment à chaque page. Il y a par exemple une descente d''escalier vers une cave par Walker dans l'épisode 4 qui n'est faite que de rectangles marron sur fond noir avec Walker en ombre chinoise, avec un cadrage de biais qui intensifie la sensation de malaise, d'appréhension et d'angoisse, sans qu'il ne soit besoin de texte.
Alors que BMB et MAO s'autorisent à utiliser des clichés de polar et de superhéros, c'est pour mieux se les approprier et leur donner un nouveau souffle, les présenter sous de nouveaux angles, parfaitement intégrés dans leur narration. Oeming est dans une forme graphique éblouissante, d'une grande inventivité, avec une forte expressivité et une incroyable proximité des personnages pour le lecteur. Bendis a à nouveau concocté un récit qui défie les stéréotypes, plein de surprises et chargé en émotions fortes, sans être ni racoleur, ni incompréhensible. du coup le lecteur leur pardonnera facilement leur propension à vouloir intégrer les noms de leurs modèles en matière de comics tout au long du récit (entre autres
Brian Bolland,
Jeph Loeb,
Alex Toth,
Chris Claremont,
Howard Chaykin, mais pas seulement). Renouvelleront-ils cet exploit dans le tome suivant "Psychotique" ?