Il faudrait des ouvrages entiers, et sans doute contradictoires, pour étudier les rapports entre le Novlangue de 1984 et l’évolution – les processus d’appauvrissement – de la langue dans nos sociétés. Signalons simplement un trait marquant de la langue courante : la réduction des jugements de valeur à de grossiers schémas binaires, tels que super/nul, débile/génial ou chouette/dingue…. Ce dernier adjectif est d’ailleurs lui-même bivalent, capable aussi bien de stigmatiser le rythme infernal de la vie professionnelle (« c’est dingue ! ») que d’évoquer l’euphorie énorme où nous plongent certains loisirs ou certains consommations (« Les céréales Banania : elles me rendent dingue ! »).
S’il y a un espoir, il ne peut être qu’en l’homme et en tout homme, à commencer par soi-même et par ceux qu’on côtoie immédiatement. Parce que la menace anti-humaniste est présente au cœur de l’être humain, c’est au cœur de chaque homme que se joue la lutte pour l’humanité.
Personne n’a le droit de se reposer sur l’idée qu’il y aura toujours des êtres d’exception, des héros, des « hommes dignes de ce nom » chargés à sa place de perpétuer la dignité de l’espèce. Personne n’a le droit de démissionner du nom d’homme.
Considérer que la moindre dégradation de l’homme, produite à des milliers de kilomètres, rejaillit sur notre vie intime en blessant notre humanité profonde. Et que, réciproquement, accepter la servitude intérieure revient à entériner l’esclavage d’autrui. En tout homme sont présents tous les hommes. A travers chaque cas particulier se joue l’avenir de tous. La défense de soi est indissociable de la défense d’ l’humanité en soi.
Connaître ses haines, toutes ses haines, jusque dans ces replis de haine de soi qui conduisent à la haine d’autrui, chaque fois qu’on en vient à détester dans un semblable ce qu’on ignore haïr en soi-même. La haine et la peur sont des aliénations. … En se fatiguant à haïr, on se rend aveugle sur les meilleures stratégies possibles de résistance. Car s’il est vain de haïr, il sera toujours nécessaire de résister au nom de l’homme, d’opposer des îlots d’existence personnelle et interpersonnelle à la marée montante des socialisations abusives.
Les prolétaires de 1984 n’en ont pas moins une fonction capitale : ils servent à être inférieurs. Ils ne sont pas jugés inférieurs pour être exploités, ils sont exploités pour être inférieurs. Ils forment ainsi la base méprisée, la classe zéro à partir de laquelle les autres mesurent leur distance, leur supériorité. Ils sont en quelque sorte les animaux du genre humain.
On ne prend pas le pouvoir pour gérer la pénurie : on organise la pénurie pour garder le pouvoir.
Vidéo de François Brune (II)