James Lee Burke mène de front deux séries, dont la plus célèbre et la plus prolifique est celle consacrée à Dave
Robicheaux. «
Les Jaloux » est le dernier opus d'une série moins connue, mais tout aussi réussie, consacrée au clan Holland, dont Bob et Hackberry Holland sont les protagonistes les plus saillants.
À l'instar d'«
Une cathédrale à soi », le très beau dernier volet des aventures de Dave
Robicheaux, «
Les Jaloux » nous propose un voyage dans le passé et nous emporte dans une époque aussi disparue que fantasmée : celle des années cinquante. Ce moment magique, où l'Amérique, auréolée de sa victoire contre l'hydre nazie, découvre la prospérité qui marquera les trente glorieuses, tandis que souffle un vent de liberté incarné par le succès du bebop et la naissance du rock'n roll.
1952, Houston, Texas. Aaron Holland Broussard a à peine dix-huit ans et emprunte la voiture de son père pour aller se promener à Galveston, au bord de la mer. La fin de l'adolescence d'Aaron coïncide avec l'insouciance des fifties, l'époque des grosses cylindrées, des drive-in, du rockabilly que jouent les juke-box. le rêve américain dans toute sa splendeur.
Le destin du jeune héros bascule lorsqu'il surprend une dispute entre Valerie Epstein, une beauté de dix-sept ans et son petit ami Grady Harrelson. Aaron, qui porte la
Chanson de Roland au creux de son âme, tient tête à Harrelson en même temps qu'il tombe éperdument amoureux de Valerie. le jeune homme ne le sait pas encore, mais le temps de l'insouciance vient de s'achever. Harrelson appartient en effet à une famille aussi puissante que malfaisante, qui entretient des liens troubles avec la mafia, et ne supportera pas sans ciller l'intervention du nouveau chevalier servant de Valerie.
« Grady se tenait à côté de moi, la respiration difficile, les yeux fixés sur Valerie, comme les miens, sauf qu'il y avait dans les siens une expression de perte définitive qui me faisait penser à une lame de fond, comme celles qu'on voit monter des profondeurs quand une tempête s'apprête à engloutir les terres. »
Le déchaînement de violences que va déclencher l'intervention d'Aaron permet à
James Lee Burke de dévoiler les zones d'ombre du rêve américain et de démystifier l'âge d'or de toute une génération. Accompagné de son fidèle ami Saber Bledsoe, notre jeune héros ne se dérobera pas face aux provocations fomentées par Harrelson, et va découvrir la face sombre d'une Amérique gangrénée par un racisme endémique, qui panse encore les plaies suppurantes de la guerre de Sécession.
Fils unique d'une famille à la fois aimante et dysfonctionnelle, Aaron est sujet à des black-outs récurrents, qui évoquent la transe que connaissent les alcooliques, et ne laissent que des souvenirs épars au jeune homme. Face à l'agressivité des relations mafieuses de la famille Harrelson, notre héros se découvre une aptitude étonnante à la violence. Lorsque le voile rouge tombe, une rage inextinguible s'empare du jeune homme, et le conduit à casser la gueule des lâches qui ont eu le malheur de le provoquer.
«
Les Jaloux » nous conte le passage à l'âge adulte de son jeune héros qui découvre l'amour, le vrai, avec une jeune fille juive au caractère bien trempé, protégée par un père aimant dont l'inclination pour la violence ne laisse pas d'inquiéter. L'histoire d'amour entre les deux jeunes gens est une métaphore de ces fifties heureuses, lorsque le jeune couple se promène le long de la mer, va au cinéma, ou danse dans le cadre idyllique et insouciant d'une Amérique rassérénée par sa victoire sur l'axe du Mal et le boom du pétrole.
La rencontre involontaire avec la famille Harrelson marque la fin définitive de l'enfance du héros, qui va devoir affronter la méchanceté sans limites d'une famille qui se sait au-dessus des lois, protégée par une police corrompue qui n'ignore rien de ses liens avec la mafia. Aaron devra surtout faire face à ses propres démons et découvrira la peur, la vraie, celle de perdre ceux qui lui sont chers, et se trouvent, eux aussi, dans le collimateur des gangsters malfaisants qui sèment la terreur dans le sud du Texas.
James Lee Burke nous plonge dans l'atmosphère à la fois trouble et insouciante d'une époque devenue mythique. «
Les Jaloux » nous rappelle à travers la figure du père d'Aaron, un homme droit et alcoolique, décoré pour son courage lors de sa participation à la première guerre, que les démons les plus terrifiants sont ceux que nous portons au creux de notre âme.
Si l'intrigue est menée tambour battant, la lecture du roman nous rappelle à quel point l'auteur possède ce don unique de poser le décor, de déchirer le voile d'innocence des fifties, de faire surgir l'odeur d'un orage qui gronde au coeur de la nuit, d'arrêter le temps en insérant un instant de poésie pure dans une prose enlevée.
« Une rafale de vent chaud emporta dans le ciel les journaux le long du boulevard. À l'ouest, une lumière orange saignait les nuages, l'horizon s'assombrissait, les vagues s'écrasaient sur la plage juste de l'autre côté de Seawall Boulevard, les palmiers émettaient un bruit sec dans le vent. Je sentais l'odeur du sel, des algues et des minuscules coquillages desséchés sur la plage, comme une odeur de naissance. »
Je me demande parfois pourquoi je lis autant de romans noirs, et lorsque je vois à travers les pages la lumière orangée du soleil couchant, que j'entends le bruit des vagues, le vent qui fait tanguer les palmiers, que je sens l'odeur des algues salées, cette odeur de naissance qu'évoque
James Lee Burke, je pense avoir trouvé ma réponse.