Un homme étrange, un certain Jean-Baptiste Clamence fait sa confession à un interlocuteur qui reste dans l'ombre, dans le silence, Clamence est le seul à prendre la parole. le récit débute à Mexico-City, un bar louche d'Amsterdam, entre malfaiteurs, voleurs, prostituées. Clamence, en cinq jours, cinq épisodes pourrait-on dire, tant il entretient le suspens, arrête son récit au moment le plus intéressant, diffère ses révélations, raconte son existence, qui l'a menée d'une belle situation d'avocat à Paris, reconnu voire admiré, à cette position équivoque dans laquelle il alpague un interlocuteur pour lui narrer sa déchéance. Mais son récit suscite d'emblée un questionnement sur ses objectifs, car il revendique presque de suite l'appellation de juge-pénitent. Donc se met en position de non seulement reconnaître ses erreurs mais aussi de traquer celle des autres, dans une sorte de confusion des deux.
Donc avocat, homme admirable, défenseur de la veuve et de l'orphelin, épris de justice, prêt à toutes les bonnes actions, Clamence bascule un jour vers le côté sombre. Au point de raconter sa vie lumineuse comme une tricherie, faire le bien n'étant au final qu'une manifestation d'orgueil, d'amour de soi, de mensonge. Il détaille les deux événements qui ont fait dérailler son existence, avec luxe de détails. Un étrange rire entendu un soir sur le pont des Arts, inexpliqué, presque angoissant, qui aurait semé une inquiétude, un doute, un trouble, qui aurait commencé à faire craquer la belle enveloppe du personnage qu'il jouait pour le monde et pour lui-même. Et puis un événement sur lequel il insiste, qu'il présente comme un point de rupture : ne pas avoir assisté une femme qui s'est jeté d'un pont et vraisemblablement noyée, être resté passif, s'être sauvé. A partir de là, toutes les belles apparences lâchent, n'ont plus de sens, et Clamence met tout en question et prend le contre-pied exact de ses comportements vertueux d'avant. Jusqu'à aboutir dans ce bar mal famé, en conseiller de criminels, en receleur de tableau volé.
Des tas d'analyses de ce livres ont été faites, un nombre inépuisable de références a été trouvé pour mettre en lien ce livre avec d'autres textes importants. Je n'ai donc pas la prétention d'épuiser ses sens ni en donner une explication ultime. Justes quelques idées qui sont peut-êtres les plus significatives pour moi. La forme du monologue est frappante, où l'interlocuteur que nous ne verrons ni n'entendrons jamais, n'a d'existence que par la parole et le regard de Clamence, au point où l'on finit par se demander s'il existe vraiment, où si Clamence (ou Camus) ne parle qu'au lecteur, qu'il prend à témoin, qu'il entraîne, qu'il rend complice. La fin est particulièrement ambiguë, et je pense que Camus prend soin de nous laisser avec cette interrogation.
Puis, il y a aussi cette sensation qui s'insinue qu'au final, malgré cette sincérité apparente, cette impitoyable mise en cause de soi, la présentation des aspects les moins reluisants, les plus honteux, le personnage de Clamence nous ment, nous manipule. L'épisode central, celui qui est le plus mis en lumière, ce suicide qu'il n'a pas empêché par lâcheté, est-il vraiment ce dont il a honte, ce qui le mine, ce qui le condamne à ses propres yeux ? Car, à y regarder de plus près, il y a dans son existence un épisode bien plus atroce, sur lequel il glisse pourtant très rapidement et sur lequel il ne revient pas : dans un camp en Afrique, il a volé l'eau d'un mourant, ou même juste d'un homme affaibli qu'il a condamné à la mort, par un acte volontaire, et non pas par omission. Et cet homme était un ami, quelqu'un qu'il admirait, et non pas une inconnue. La différence de traitement dans les deux épisodes, paraît disproportionnée. Lorsqu'il évoque la possibilité de rédemption, de changer quelque chose dans le passé, ou d'avoir la chance de revivre une situation semblable à une situation déjà vécue dont il pourrait cette fois changer l'issue, c'est du pont parisien qu'il parle, pas du camp africain. Comme si c'est cela qui était impossible à effacer. Comme si c'est cela qu'il fallait dissimuler, cacher dans des discours très bien construits, brillants, semblant une traque sans pitié pour ses faiblesses, les faiblesses humaines.
Camus me semble mettre en cause la possibilité pour un homme de faire une confession authentique, tout au moins en littérature. Il semble indiquer que tous ceux qui l'ont précédé dans cet exercice, à un moment ou un autre, ont forcément menti, travesti, dissimulé. Toute la bonne foi affiché, l'honnêteté, a forcément été à un moment donné ou un autre détourné, le lecteur abusé, manipulé, amené là ou l'auteur a voulu l'amener. Et bien évidemment, le premier en Occident à écrire ses Confessions,
Saint-Augustin.
La chute regorge d'allusions bibliques : rien que le nom du personnage, Jean-Baptiste Clamence. Clamans signifie parole en latin et Saint-Jean Baptiste est le prophète avec une voix clamant dans le désert (vox clamantis in deserto ). On pourrait donc poser l'hypothèse, que Camus (qui a écrit son mémoire de maîtrise sur
Saint-Augustin) met en cause l'idée d'une culpabilité posée sur l'homme, sur tout homme, à cause du péché originel, dont il ne peut se sauver tout seul, mais uniquement par une grâce divine accordée arbitrairement à quelques rares élus. Clamence essaie d'entraîner par ses aveux, auxquels il donne une allure de sincérité absolue, ses interlocuteurs à se sentir coupables. Car ses fautes, ses faiblesses, ses défaillances pourraient être les nôtres. Ce qui paraît une accusation de soi est une tentative d'accuser l'humanité toute entière. le mal qu'un homme traque en lui, il l'attribue au final à toute son espèce, qui doit désormais faire pénitence. Et si Dieu n'existe pas (ou plutôt comme Dieu n'existe pas) cette culpabilité et cette pénitence sont de la pure auto-destruction. Comme ce qui vit le personnage de Clamence à Amsterdam.
Mais il y a d'autres lectures, d'autres références, et je reviendrai à ce livre….