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Critique de dourvach


Découvrons promptement tous les mystères de "Craii de Curtea-Veche" [1929], que l'on traduit par "Les Seigneurs du Vieux-Castel" (ou "Les Débauchés de la Vieille-Cour"), désormais à portée de main...

Non pas que nous les percerons, un jour... La destinée de ces trois + un (roturier) mousquetaires de l'aristocratie bucarestoise est claire : sans autre issue que la déchéance annoncée... physiologique et socio-économique, mais surtout spirituelle. Puisque l'argent est volatil, l'oisiveté maîtresse, le "crépuscule des Seigneurs" est déjà calligraphié entre les pages les plus sombres du Grand Livre du Destin... (Cf. le titre programmatique de la quatrième et ultime partie).

La syphilis rôde (celle qui a eu la peau — au sens propre comme figuré — de Paul Gauguin ou Guy de Maupassant, et de tant d'autres... )

On pressent bien que ni le (jeune) narrateur, ni le très roué Pașadia [qui se prononce "Pashadia"], ni le très secret Pantazi n'échapperont à la faux de l'Ankou et que la lame de celle-ci s'abattra sur leur cou précocement... (le destin du littérateur Mateiu n'y fera d'ailleurs pas exception)...

Cet arriviste, malin (et agile) comme un singe de Pirgu (il essayera même de tirer quelque chose d'un début de lecture ostentatoire des "Essais" de Michel de MONTAIGNE) aux apparentements tsiganes, leur survivra : il deviendra ministre plénipotentiaire, préfet, dix fois millionnaire...

Il entraînera le trio, à force d'insister (en fin de 1ère partie avec aboutissement logique au long de la quatrième partie) à sa perte : c'est-à-dire "Chez les Arnoteanu, les véritables Arnoteanu" : une souche de boyards en dégénérescence, repliée en son Antre interlope, une sorte d'enfer sur terre... Tripot, bordel et port d'attache d'une famille Rom qui tente de s'élever... Les trois filles, fleurs parmi les "fleurs de Budapest", sont —chacune à sa manière — détentrices de charmes vénéneux... Mima l'ondoyante, Tita la sourde et la jeune demi-soeur (si cultivée et "différente") Ilinca...

Que cherche donc l'âme damnée du trio, Gore "Gorica" Pirgu (patronyme à la consonnance porcine), moitié assassin, moitié "mac", moitié boute-en-train ("Mais cela fait trois moitiés, ce que tu nous dis làààà...", déclamerait l'acteur Raimu...) ? Un petit diable de Mephistopheles en train de sautiller à coup de doubles-saltos arrière dans le rêve terminal du narrateur annonçant la fin prochaine des Trois Mages/Chevaliers & Seigneurs de cette Cour déchue en ce Castel qui n'existe plus...

Seule la vieille (déjà démente) Pena Corcoduşa "sait" et se souvient de la force du Mythe en les poursuivant dans la rue, se prosternant au pied des supposés "Seigneurs"...

S'élève le même chant du cygne qui unissait ces deux familles d'aristocrates turkmènes, les Akyollou et les Sarioglou, acteurs et marionnettes d'une "vendetta" transgénérationnelle dans l'incroyable diptyque romanesque de Yachar KEMAL, "Les Seigneurs de l'Aktchasaz" : "Meurtre au Marché des Forgerons" [« Demirciler çarsisi cinayeti », 1974] suivi de "Tourterelle ma tourterelle"[« Yusufçuk Yusuf », 1975]...

On trouve également des accointances dans les aventures existentielles de ce trio/quatuor bucarestois avec celles des "apprenti-capitalistes" un rien décadents de Lodz (Pologne) qu'ont été Carol Borowiecki, Max Baum et Moritz, ces trois inséparables de du roman-somme de Wladyslaw REYMONT, "La Terre promise" (1899) qui fut brillamment adapté au cinéma par le grand Andrzej Wajda (oeuvre plus connue en France sous le titre "La Terre de la Grande Promesse").

Monde moribond, qui ne sait pas encore qu'il est condamné... Il n'est pas suicidaire mais la mèche se raccourcit dangereusement et le chandelier perdra bientôt ses derniers feux.

La confession de l'itinéraire existentiel (chaotique et merveilleux à la fois) du personnage attachant de "monsieur Pantazi" formant la plus grande part de la 3ème Partie est l'un des passages les plus émouvants du roman...

L'agileté narrative manifeste rend digne l'oeuvre de CARAGIALE du fabuleux roman-à-tiroirs du Comte polonais Jan POTOCKI, "Manuscrit trouvé à Saragosse"/" Rękopis znaleziony w Saragossie" (1794/1810/ 1814)...

Ce court et très dense roman est "né en 1929" à Bucarest, sous la plume nerveuse de Mateiu Ion CARAGIALE (1885-1936), fils adultérin d'un célèbre dramaturge roumain Ion Luca Caragiale (1852-1912).

"Mateiu le romancier" disparaîtra prématurément « des suites de ses excès », pense-t-on, en sa cinquantième année (l'année 1936) et dans la ville où il naquit.

Son roman "Les Seigneurs du Vieux-Castel" (formant un diptyque fictionnel avec la longue nouvelle "Remember" parue en 1921) connaîtra un destin foudroyant et étonnant : il deviendra un "Classique" célébré en son pays...

Voilà (très brièvement) pour le cadre biographique...

Nous sommes ici dans une matière maléfique, au sein des « généalogies engluées » célébrées par le poète breton Paol KEINEG (né en 1944) en ses "Hommes des talus en transe » ; également si proche des préoccupations et du style du grand et si prolixe Joris-Karl HUYSMANS, s'outillant d'une richesse lexicale infinie pour composer son portrait de l'esthète "décadent" Jean des Esseintes d' "A Rebours" (1881) , comme pour forger son très luciférien, moyen-âgeux, vertigineux et fascinant roman noir "Là-bas" (1891), prélude à une heureusement tardive et classique « conversion » aux bondieuseries de l'âge mûr ("il développa à partir de là un fort intérêt pour la Mystique chrétienne", nous annonce pudiquement telle fiche encyclopédique… ).

Le préfacier Robin Planque fait le choix d'introduire en notre champ de conscience le Sésame contemporain (mention magique, vraiment ?) que représente certain prénom suivi d'un nom ( pour vous aiguiller : "M***" suivi de "H***") dès la deuxième ligne de sa préface : sans doute pour que nous ne nous sentions pas trop perdus en cette "Materia Romanian" un peu ancienne et supposée "confuse-et-inconnue" de la plupart d'entre nous, du moins par ici… Cette mention "M.H." est donc censée nous rassurer ou même, qui sait, nous appâter... [Aheum !] : on nous suggère donc que le pauvre Mateiu à l'immense culture aurait "préfiguré" certain Génie de la pensée vulgaire et du style nouille-plate qu'est Celui-Dont-Il-Vaut-Mieux-Taire-Le-Nom (évoquons donc l'ectoplasme à la manière d'un Lovecraft nous présentant l'une de ses créatures : surgie d'un nuage de fumées verdâtres, hors des pages d'un magazine imprimé sur papier glacé), puisque CARAGIALE évoque "en précurseur" ces figures thématiques désormais familières que sont "la Quête obstinée de soi" et "les rets de la Décadence"... Il est vrai : s'ils parlent de la même chose, on pourrait "presque" les superposer... Bien que tout soit dans le "presque" : l'un possédait un monde intérieur et un vocabulaire d'une richesse infinie, tandis que l'autre... mais cessons là pareils oiseux ou indécents rapprochements.

Gabrielle Danoux a su rendre à nouveau accessible l'oeuvre presque "occultée" (... du moins en France !) du merveilleux artiste roumain ; la fameuse traduction de Claude B. Levenson en 1969 pour les éditions L'Âge d'Homme (sises à Lausanne, où l'écrivaine/traductrice résidait) n'est guère plus disponible aujourd'hui que sous forme de quelques exemplaires en solderie, cédés au prix fort). Son édition à elle est très bon marché [6 € en version imprimée, 1 € en version téléchargeable : voir par ailleurs le bel article de notre ami Arimbo], et la conversion de la prose imagée et torrentielle du Bucarestois (évoquant pour moi la force du déluge onirique du poète prosateur Bruno SCHULZ) est fort bien rendue : la richesse des images, l'incroyable prodigalité du vocabulaire, la torrentielle culture de Mateiu...

La langue de CARAGIALE, donc. La langue de Mateiu Ion Caragiale est une draperie. Découvrons toute l'Oeuvre ensorcelante de Mateiu Ion CARAGIALE !

Et rendons ici un hommage appuyé aux talents "pionniers" réunis de nos amies AuroraFlint (Lectrice et Chantre de l'Oeuvre caragialienne) et Țăndărică (Traductrice nouvelle de l'ouvrage) qui firent "passer" par ici la magie de ce monde, glissant à jamais — voluptueusement — au-dessus d'un océan livresque hélas de plus en plus recouvert des microplastiques de la banalité...

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