INCOGNITO DÉVOILÉ
Voici déjà quelques jours que j'intriguais énormément
mes compagnons de table
Ils se demandaient ce que je pouvais bien être
Je parlais bactériologie avec la sommité mondiale
Femmes et boîtes de nuit avec le commandant
Théories kantiennes de la paix avec l'attaché à La Haye
Affaires de fret avec le consul anglais
Paris cinéma musique banque vitalisme aviation
Ce soir à table comme je lui faisais un compliment la
femme de la sommité mondiale dit C'est vrai
Monsieur est poète
Patatras
Elle l'a appris de la femme du jockey qui est en deuxième
Je ne puis pas lui en vouloir car son sourire en forme de
nombril gourmand m'amuse plus que tout au monde
Je voudrais bien savoir comment elle arrive à si bien
plisser un visage grassouillet et rond
p.74-75
PAYSAGE
Le mur ripoliné de la PENSION MILANESE s'encadre
dans ma fenêtre
Je vois une tranche de l'avenue Sao-João
Trams autos trams
Trams-trams trams trams
Des mulets jaunes attelés par trois tirent de toutes petites
charrettes vides
Au-dessus des poivriers de l'avenue se détache l'enseigne
géante de la CASA TOKIO
Le soleil verse du vernis.
Épitaphe
Là-bas gît
Blaise Cendrars
Par latitude zéro
Deux ou trois dixièmes sud
Une, deux, trois douzaines de degrés
Longitude ouest
Dans le ventre d'un cachalot
Dans un grand cuveau d'indigo.
PAYSAGE
La terre est rouge
Le ciel est bleu
La végétation est d’un vert foncé
Ce paysage est cruel dur triste malgré la variété infinie
des formes végétatives
Malgré la grâce penchée des palmiers et les bouquets
éclatants des grands arbres en fleurs fleurs de carême
p.54
LE VENTRE DE MA MÈRE
C'est mon premier domicile
Il était tout arrondi
Bien souvent je m'imagine
Ce que je pouvais bien être…
Les pieds sur ton cœur maman
Les genoux tout contre ton foie
Les mains crispées au canal
Qui aboutissait à ton ventre
Le dos tordu en spirale
Les oreilles pleines les yeux vides
Tout recroquevillé tendu
La tête presque hors de ton corps
Mon crâne à ton orifice
Je jouis de ta santé
De la chaleur de ton sang
Des étreintes de papa
Bien souvent un feu hybride
Électrisait mes ténèbres
Un choc au crâne me détendait
Et je ruais sur ton cœur
Le grand muscle de ton vagin
Se resserrait alors durement
Je me laissais douloureusement faire
Et tu m'inondais de ton sang
Mon front est encore bosselé
De ces bourrades de mon père
Pourquoi faut-il se laisser faire
Ainsi à moitié étranglé ?
Si j'avais pu ouvrir la bouche
Je t'aurais mordu
Si j'avais pu déjà parler
J'aurais dit :
Merde, je ne veux pas vivre !
Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte to ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir
Fragment retrouvé
Ce ciel de Paris est plus pur qu’un ciel d’hiver lucide de froid
Jamais je ne vis de nuits plus sidérales et plus touffues que ce printemps
Où les arbres des boulevards sont comme les ombres du ciel,
Frondaisons dans les rivières mêlées aux oreilles d’éléphant,
Feuilles de platanes, lourds marronniers.
Un nénuphar sur la Seine, c’est la lune au fil de l’eau
La Voie Lactée dans le ciel se pâme sur Paris et l’étreint
Folle et nue et renversée, sa bouche suce Notre-Dame.
La Grande Ourse et la Petite Ourse grognent autour de Saint-Merry.
Ma main coupée brille au ciel dans la constellation d’Orion….
p.111
RIRE
Je ris
Je ris
Tu ris
Nous rions
Plus rien ne compte
Sauf ce rire que nous aimons
Il faut savoir être bête et content
On tangue on tangue sur le bateau
La lune la lune fait des cercles dans l’eau
Dans le ciel c’est le mât qui fait des cercles
Et désigne toutes les étoiles du doigt
AUBE
À l'aube je suis descendu au fond des machines
J'ai écouté pour une dernière fois la respiration profonde
des pistons
Appuyé à la fragile main-courante de nickel j'ai senti
pour une dernière fois cette sourde vibration des
arbres de couche pénétrer en moi avec le relent des
huiles surchauffées et la tiédeur de la vapeur
Nous avons encore bu un verre le chef mécanicien cet
homme tranquille et triste qui a un si beau sourire
d'enfant et qui ne cause jamais et moi
Comme je sortais de chez lui le soleil sortait tout natu-
rellement de la mer et chauffait déjà dur
Le ciel mauve n'avait pas un nuage
Et comme nous pointions sur Santos notre sillage décrivait
un grand arc-de-cercle miroitant sur la mer
immobile
p.46-47