Je tiens tout d'abord à préciser que ce livre me fut offert par un ami et que je ne l'aurais probablement pas lu autrement. Je ne connaissais pas non plus l'auteur,
Javier Cercas, dont je n'ai donc rien lu d'autre mais qui, si j'ai bien compris, est un écrivain de renommée internationale et, à ce titre, abondamment traduit.
Je tiens également à préciser que ce livre est à mon sens intelligent et issu d'un travail manifestement sérieux. Mais les sentiments que j'ai eu à sa lecture sont mélangés : ennui pour les 200 premières des 400 pages que compte l'ouvrage, un certain intérêt pour les quelques 150 pages suivantes (jusqu'à la fin de la troisième partie) auquel se mêlait toutefois un sentiment d'irritation croissante qui, pour les cinquante pages restantes constituant l'épilogue de l'ouvrage, s'est transformée en franche irritation. Par conséquent ma note a fluctué au cours de la lecture : une étoile d'abord, puis trois étoiles pour terminer sur deux.
Une chose m'a immédiatement plongée dans la perplexité : la qualification qu'attribue lui-même l'auteur à son livre, à savoir un « roman sans fiction » mais qui serait également, toujours de son propre aveu, « saturé de fiction ». Je ne peux m'empêcher de me demander : « de qui se moque-t-on ? » Car, tout de même, la définition du roman est d'être une « narration fictionnelle ». Qu'est-ce alors qu'une narration fictionnelle sans fiction ? La réponse est simple : c'est une narration, ce que jadis on aurait appelé un « récit » ou, ici vu l'implication/intrication personnelle de l'auteur dans l'oeuvre, un essai. Faisant une petite recherche sur internet à propos de cet étrange concept de « roman sans fiction », je suis tombée sur une définition de
Pierre Assouline. Selon lui le roman sans fiction « n'est pas qu'un récit très documenté mais une enquête dans laquelle l'auteur/enquêteur est l'un des principaux personnages »… Ah bon. Donc si j'ai bien compris le procédé du roman sans fiction est une licence que s'attribue l'écrivain de s'ériger en acteur, de s'injecter ainsi dans sa subjectivité à l'intérieur de l'histoire relatée et de se justifier par avance face à toute objection qui pourrait lui être faite sur ses méthodes d'investigation, le référencement et la justification de ses sources (pratiquement inexistants dans le livre de
Javier Cercas) et l'interprétation ou l'angle de vue favorisé par l'auteur. Cercas, en sa qualité d'écrivain, s'autorise ainsi des libertés qui ne seraient pas admises d'agissant d'un chercheur se fondant sur les procédés de recherche admis par sa discipline, justifiant méticuleusement ses sources et s'efforçant de développer une interprétation objective (même si la perfection en ce domaine est évidemment hors d'atteinte) à partir de ses découvertes.
Vu la méthode, celle du roman sans fiction, ainsi retenue par Cercas je m'étonne que celui-ci s'érige dans son ouvrage contre l'industrie de la mémoire qu'il oppose à l'Histoire avec un grand H. L'industrie de la mémoire traduit la préférence actuelle pour les mémoires (ou souvenirs) individuelles et nécessairement subjectives et ce notamment sous l'influence des médias, férus de « bons clients » et de sentimentalisme facile. L'Histoire quant à elle est l'entreprise de ceux qui prennent du recul par rapport au chaos des histoires individuelles et s'efforcent de dégager une vision d'ensemble tendant vers un compte-rendu et une interprétation objectifs des faits. Or le roman sans fiction ne relève-t-il pas tout autant d'une démarche subjective, celle de Cercas en l'occurrence qui mêle en effet intimement sa propre histoire à celle de Enric Marco ?
Dans ce livre donc
Javier Cercas revient sur l'affaire Enric Marco, qui aurait eu un retentissement mondial en 2005 (personnellement et rejoignant une autre critique formulée ici, je n'en avais jamais entendu parler auparavant) lorsque Marco, un fringuant octogénaire, fut convaincu par un obscur historien (Benito Bermejo) d'avoir menti sur son passé de déporté au camp de concentration de Flossenbürg au cours de la seconde guerre mondiale. En réalité Marco s'était rendu de son propre gré en Allemagne en tant que travailleur volontaire espagnol selon les termes d'un accord intervenu entre Franco et l'Allemagne nazie. Sur place Marco eut quelques démêlés avec la justice mais dont il sortit acquitté sans avoir jamais fréquenté un quelconque camp de concentration. A son retour en Espagne Marco vécut la vie terne de la majorité des espagnols sous la dictature franquiste. le retour à la démocratie, marqué par une période de transition à partir de la seconde moitié des années 70, fut l'occasion d'une (re)naissance pour lui, la cinquantaine alors bien entamée. Il se mit à embellir son passé de jeune anarchiste républicain, se forgeant des faits d'armes en réalité inexistants, avec lesquels il établit un lien avec sa prétendue déportation vers l'Allemagne. Ce conte, progressivement construit avec une habilité diabolique (Marco entrelaçant les épisodes de sa vie imaginaire avec d'autres faits effectivement vécus) va lui permettre de s'impliquer activement dans la vie publique espagnole, d'abord leader syndical auréolé de son prétendu passé d'anarcho-syndicaliste puis dirigeant d'une association de parents et, enfin, last but not least, président d'une amicale d'anciens déportés (l'Amicale de Mauthausen) à partir de la fin des années 90, alors que la plupart des anciens déportés résiduels étaient devenus trop rares ou trop vieux pour contester sa version de son histoire. de 2000 à 2005, jusqu'à la révélation du pot-aux-roses par Benito Bermejo, il devint une véritable rock star, donnant des centaines de conférences sur son expérience de déporté interné dans un camp de concentration (Marco avait repris sur le tard des études d'histoire qui lui permirent de se documenter et de parfaire son récit), accordant une multitude d'entretiens à qui voulait bien l'écouter, manifestement un excellent « client » pour les médias ne disposant que de l'alternative des « autres », souvent silencieux et parfois séniles. Marco reçut de multiples décorations et distinctions honorifiques, qu'il dut se résoudre à rendre par la suite.
Pour moi la lecture des 200 premières pages fut assez horripilante car celles-ci n'ont rien ni du roman ni du récit ou de l'essai. L'auteur revient certes, par cercles concentriques (la « peau de l'oignon ») – qui suscitent l'ennui et ne facilitent pas la compréhension, le contexte historique étant complexe – et avec force détails sur la vie de Marco et le démontage de son imposture. Mais il y mêle des éléments de sa propre histoire dont au départ on ne comprend guère ce qu'elles viennent y faire sauf que, ayant suivi une psychanalyse (oh les clichés sur la psychanalyse, qui donnent presque l'envie d'en prendre la défense), il est persuadé d'être lui-même un imposteur. Ceci est, si j'ai bien compris, supposé être l'élément de « suspense » inhérent à l'auteur et dont le lecteur, haletant (hum !), attendra qu'il lui soit expliqué à la fin de l'ouvrage. Sauf que le sentiment d'être un « imposteur » est bien connu de tout artiste ou créateur qui, fatalement, crée au départ de l'influence de ceux qui l'ont précédé et que, par conséquent, tout artiste/créateur se pose forcément la question de savoir s'il n'est qu'un simple imitateur ou s'il a pu développer sa personnalité propre. Bon là c'est mon point de vue sur la question car Cercas lui-même, à la fin de l'ouvrage dans un entretien… fictif avec Marco me semble un peu perdre la tête sur ce point, s'érigeant en une sorte de sauveur ou d'alter ego de Marco, lui-même perçu comme un
Don Quichotte ou encore un Narcisse contemporain.
Les 150 pages qui suivent par contre correspondent à l'idée que je me fais d'un bon récit ou d'un essai où des considérations propres à l'auteur peuvent également être accueillies. Les pièces du puzzle sont clairement en place et l'auteur se montre brillant dans l'analyse du « système Marco », un génie de la manipulation mais qui, finalement, n'a toute sa vie fait que suivre, en le portant à un degré de perfection inégalé, le mode de vie de la majorité des espagnols qui, pour beaucoup, se découvrirent un passé d'opposants au cours de la transition de l'Espagne vers la démocratie.
Mais même dans cette partie du livre se distillent des éléments qui m'ont irritée, comme la peinture de Benito Bermejo, l'historien qui découvrit la supercherie, faussement neutre et, en réalité, le présentant sous un jour plutôt antipathique. Cette irritation fut portée à son comble lors de l'épilogue – plus de cinquante pages, tout de même – de l'ouvrage. C'est là que Cercas se rêve en sauveur de Marco,
Don Quichotte ou Narcisse. La prétention de l'auteur me semble ahurissante même si, bien sûr, il introduit un élément d'autodérision de bon aloi qui toutefois ne trompera pas grand-monde. L'auteur s'y auto-glorifie aussi – démarche que l'on pourrait croire empruntée à… Marco lui-même – clamant n'avoir jamais voulu dépeindre dans son oeuvre que des personnages qui disent « non » à l'ordre établi au sens large. Mais l'auteur peine toutefois à justifier alors son choix de Marco dont il reconnaît lui-même que par son acharnement à être toujours du côté où penche la majorité il serait plutôt un homme du « oui » à outrance. Et c'est là que, pour sauver la mise en quelque sorte, Cercas s'intronise en alter ego ou sauveur de Marco comme décrit ci-dessus.
En réalité si Cercas avait suivi sa ligne de s'attacher à un homme du « non », un choix s'imposait : celui de Benito Bermejo. Cet historien, totalement indépendant et en marge du système académique est assurément un homme du « non » - ce que Cercas souligne d'ailleurs lui-même mais évacue en une dizaine de lignes – et qui, sans doute parce qu'il ne faisait pas partie de l'establishment cultivant peu ou prou ses bonnes relations avec un personnage aussi médiatisé que Marco, a pu mener à bien son entreprise au service de la réalité historique.
Mais Cercas s'est attaché à Marco le roublard, un choix haut en couleurs qui évidemment prédestinait son ouvrage au succès, le personnage austère de Benito Bermejo – qui s'est contenté de faire ce qu'il avait à faire sans chercher ensuite à en tirer profit, du moins à ma connaissance – se prêtant sans doute beaucoup moins à la peinture romanesque, fût-elle non fictionelle…