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Critique de Erik35


Erik35
29 septembre 2017
NÈGRE JE SUIS, NÈGRE JE RESTERAI [*]

Difficile, pour ne pas dire parfaitement impossible, de chroniquer en si peu d'espace un tel volume, d'une poésie aussi essentielle que celle du regretté Aimé Césaire. Les éditions Seuil ont ainsi rassemblé dans cet ouvrage sobrement intitulé La Poésie tous les textes poétiques du grand auteur - mais aussi intellectuel, penseur de la fameuse "négritude", ainsi qu'homme politique puisqu'il fut député-maire de Fort de France cinquante-six années durant ! Un très mauvais exemple de cumul des mandats s'il en est, mais une fidélité sans faille aux intérêts de son île et de son peuple -.

L'homme de la révolte, de la création du concept et de la reconnaissance de la négritude, de l'anticolonialisme chevillé au corps et à l'esprit, l'homme du ressouvenir d'avec mère l'Afrique, l'ami du sénégalais Léopold Sédar Sanghor, professeur de lettre de Frantz Fanon, d'Édouard Glissant, promoteur de ce qui peut apparaître comme l'acte de naissance de la culture littéraire caribéenne des Antilles françaises, avec son impressionnant "Cahier d'un retour au pays natal" est tout entier dans ces quelques cinq cent pages de vers libres ou rédigées dans une prose poétique forte, tempétueuse, rythmiquement incroyable, la plupart du temps.

Voici, afin d'éviter de longs discours futiles, ce que ce recueil d'importance regroupe, dans l'ordre suivant et accompagné d'un extrait :

- Cahier d'un retour au pays natal (1939) :

«Au bout du petit matin, le vent de jadis qui s'élève, des fidélités trahies, du devoir incertain qui se dérobe et cet autre petit matin d'Europe...

Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serai un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas

l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture on pouvait à n'importe quel moment le saisir le rouer de coups, le tuer - parfaitement le tuer - sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom
un chiot
un mendigot

mais est-ce qu'on tue le Remords, beau comme la face de stupeur d'une dame anglaise qui trouverait dans sa soupière un crâne de Hottentot ?»

- Les Armes miraculeuses (1946) :

Ça y est. Atteint. Comme frappe
la mort brutale. Elle ne fauche pas.
Elle n'éclate pas. Elle frappe silencieusement
au ras du sang, au ras du coeur,
comme un ressentiment, comme un retour de sang.
Floc.

- Poèmes de la revue Tropique :

EN RUPTURE DE MER MORTE (extrait)

Tu les reconnais, mon coeur, doucement délirants.

A fond de cale leurs croupissements musiquent de puanteurs moribondes et les hérauts du vent pluvieux montent, moissonnant lentement l'office d'un soleil pâle. Parfois une surgie allume dans la fumigation béate la fleur d'un pur sanglot, mais l'instant d'une lueur, la florale poussée dans la cendre, débile et nulle, s'affaisse...
Passez, soleil, les plaises sanglantes suffisamment allument leur purulement propitiatoire. Passez. Et maintenant qu'une force irrésistible préside à la métamorphose des paroles en étoile polaire.

- Cadastre (1961). Reprend Soleil cou coupé ainsi que Corps perdu :

FILS DE LA FOUDRE

Et sans qu'elle ait daigné séduire les geôliers
à son corsage s'est délité un bouquet d'oiseaux-mouche
à ses oreilles ont germé des bourgeons d'atolls
elle me parle une langue si douce que tout d'abord je ne
comprends pas mais à la longue je devine qu'elle m'affirme
que le printemps est arrivé à contre-courant
que toute soif est étanchée que l'automne nous est concilié
que les étoiles dans la rue ont fleuri en plein midi et
très bas suspendent leurs fruits


- Soleil cou coupé (poèmes non retenus dans la version définitive) :

«Visage de l'homme tu ne bougeras point
tu es pris dans les coordonnées féroces de mes rides.»

- Ferrements (1960. 1ère Publication en revue en 1950) :

FERMENT

Séduisant du festin de mon foie, ô Soleil
ta réticence d'oiseau, écorché, roulant.
L'âpre lutte nous enseigna nos ruses,
mordant l'argile, pétrissant le sol
marquant la terre suante
du blason du dos, de l'arbre de nos épaules
sanglant, sanglant
soubresaut d'aube démêlé d'aigles.

- Moi, laminaire (1982) :

"test..."

Les chercheurs de silex
les testeurs d'obsidienne
ceux qui suivent jusqu'à l'opalescence
l'invasion de l'opacité
les créateurs d'espace

allons les ravisseurs du Mot
les détrousseurs de la Parole
il y avait belle lurette qu'on leur avait signifié
leur congé
de la manière la plus infamante

- Noria (1976. Poèmes nos repris dans la version définitive de Moi, laminaire) :

Lettre de Bahia-de-tous-les-saints (extrait)

Ah ! Bahii-a !

Bahia d'ailes ! de connivences ! de pouvoirs ! Campo grande pour les grandes manoeuvres de l'insolite ! de toutes les communications avec l'inconnu, Centrale et Douane !

- Comme un malentendu de salut (recueil inédit) :

Cet espace griffonné de laves trop hâtives
je le livre au Temps.
(le Temps qui n'est pas autre chose que la
lenteur du dire)

la fissure
toute blessure
jusqu'à la morsure de l'instant infligée
par l'insecte innocent

L'interstice même que la vie ne combla
tout se retrouvera là
cumulé par le sable généreux

Prières reconnaître à l'orée de la caverne
un bloc de jaspe rouge
assassiné de jour
caillot

(NB : ultime texte publié dans ce beau recueil d'un ultime ouvrage posthume)

Peut-être ces quelques extraits donneront-ils désir d'aller écouter de plus près cette parole d'une force incroyable - un cri, souvent, mais salvateur -, parfois matinée d'une once de surréalisme en ses débuts (dont Césaire fut un temps proche) mais sans l'empuantissement doctrinal que ce mouvement connu assez vite sous la férule jalouse d'André Breton. Se ralliant peu à peu à une écriture plus directe, toujours aussi vive et virulente mais recherchant moins les effets de styles ni les images trop facilement oniriques - quoi qu'une certaine forme d'onirisme de la réalité fut présent jusqu'au bout dans ses écrits orphiques -.
Une poésie de la révolte, de la lutte, du souffle profond de la Caraïbe, de la reconnaissance du moi viscérale d'un peuple entier atrophié, déculturé, massacré et mis plus bas que la plus dérisoire des bêtes, mais une poésie amoureuse de tous ces êtres et de ces paysages flamboyants qui l'ont accompagné jusqu'au bout.
Une poésie dont on ne se remet jamais tout à fait, une fois qu'on en a entamé la lecture clairvoyante et indispensable !


[*] Titre d'un recueil d'entretiens très intimiste du romancier avec Françoise Vergès. Il avait alors 92 ans. (Editions Albin Michel).
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