Les Mangeurs de nuit est un voyage dans l'espace, le temps, la mémoire. de Kyoto à Greenwood, de 1920 à l'après-guerre, des contes japonais aux légendes autochtones. C'est une dénonciation : guerre, condition de la femme, racisme, surpêche, politiques d'intégration forcée, braconnage, propagande, immigration, tant de thèmes auxquels il est difficile de rester sourd et qui nous renvoient à un constat navrant : l'Homme ne retient jamais les leçons de l'Histoire.
Les personnages sont habités et habillés de prénoms idéalement choisis : c'est ainsi qu'Aika, Hannah, Jack, Kiyoko, Eugene, Larry, Hideki, Ellen, Sakuri, Makiko, Kuma, Yusuke, Ian, Beth, Edgar, Hatsuharu, Doris, Mark et Daisuke s'imposent en figures de l'ombre, victimes collatérales de la folie des hommes. La haine appelant la haine, certains se feront bourreaux à leur tour.
Marie Charrel s'évertue à brosser avec délicatesse un tableau peu glorieux de l'Histoire nord-américaine. La douceur de sa plume, poétique et imagée, fait échapper la lecture à toute pesanteur sans pour autant nuire à l'intensité des scènes les plus poignantes. J'ai aimé la sensibilité de l'auteure et sa retenue, sa manière de dire tout en faisant la part belle à l'implicite, notamment concernant le personnage de Mark et son vécu durant l'enfance.
Les Mangeurs de nuit est un roman qui m'a fait voyager, découvrir, ressentir. J'ai eu le sentiment d'entendre les clapotis des ruisseaux et les cliquetis du compteur de Jack, de voir le pelage des ours et les rochers parsemés d'écailles de saumons, de marcher péniblement dans la neige et de chercher refuge dans la forêt. J'ai imaginé les êtres hybrides peuplant les magnifiques légendes des Premières Nations et ai été attendrie par les talents de conteur de Kuma. J'ai eu mal pour Aika, Daifuke et leurs acolytes et ai pensé à tous les anonymes que ces personnages représentent.
Car
Les Mangeurs de nuit est avant tout un roman de transmission : la transmission d'une culture par ses contes et légendes, la transmission d'un parent à son enfant (Kuma et Hannah, Ellen et Jack), la transmission par la parole (Kuma, Ellen), par l'écriture (Hannah), par l'art (Ian). C'est le récit d'une mémoire commune et de souvenirs personnels, de petites histoires fabulées ou vécues au cours de la grande Histoire.
Marie Charrel transcende alors le thème de son propre récit : elle se fait le relais de son héroïne, transmettant au lecteur les histoires de ces êtres et légendes arrachés à l'oubli.
Les Mangeurs de nuit est donc plus qu'un récit de transmission : c'est une transmission.