Citations sur L'Archipel du chien (237)
vous convoitez l'or et répandez la cendre. Vous souillez la beauté et flétrissez l'innocence. Partout vous laissez s’écouler de grands torrents de boue. La haine est votre nourriture, l'indifférence votre boussole. (...) Vous tournez le dos à vos frères et vous perdez votre âme.
Soit vous êtes un crétin, soit on vous cache des choses alors que vous pensez tout savoir, et si on vous cache des choses, c'est qu'on vous prend pour un crétin.
Si Claudel a toujours de quoi intéresser, de quoi séduire même, je dois bien avouer que ce quatrième roman que je lis de sa plume me satisfait moins que les trois premiers (les âmes grises, le rapport Brodeck et la petite fille de monsieur Linh).
Ce n'est pas tant la vision désabusé que Claudel porte sur notre monde qui m'ennuie que, je l'ai en tout cas bien plus senti ici qu'ailleurs, une forme de condescendance vis-à-vis de nombre de ses contemporains. Certes le sujet et les réactions qu'il suscite ici prêtent à la plus grande déception. Mais, sans même relever davantage qu'une fois encore les petites gens sont presque plus condamnées dans son propos que les puissants, peut-être aurait-il été plus intéressant encore de chercher à saisir les raisons du cynisme ou du manque d'humanité que d'en faire l'amer constat. C'est finalement, une lecture une fois encore, qui accable plus qu'elle n'offre de quoi se libérer. S'il ne s'agit pas de dire que c'est faux, c'est quand même un point de vue très limité. Alors certes les romans n'ont pas à être des traités de sociologie mais si le positionnement de Claudel, sa sensibilité réelle et sa volonté de mettre en lumière la part d’ombre de nos sociétés prétendument éclairées ne doivent pas permettre d'en faire une autopsie du mal qui nous ronge, il manque, à mon sens, en partie son objectif.
Le Spadon et l’Instituteur placèrent le fardeau tout au bord du trou. On s’assembla en demi-cercle. Le Curé bénit la bâche que le Spadon regardait avec tristesse, une belle bâche toute neuve et qui aurait pu faire de l’usage pendant des années, comme l’avait dit Amérique qui avait exigé son remboursement, et le Maire lui avait répondu de fermer sa gueule, qu’il la lui paierait sa bâche de merde, avec ses propres sous s’il fallait, et Amérique s’était tu tout couillon mais amer, et là, le Spadon qui n’aimait pas le gâchis, pensait sans doute que les trois cadavres n’avaient pas besoin de cette belle bâche pour faire leur dernier voyage et que c’était ajouter un autre pêché au premier que de perdre ainsi des choses utiles aux vivants et qui ne servaient en rien aux morts.
Au final, le triomphe de Judas sera plus durable que celui du Christ, dont on peut voir partout combien il s'effriter.
(...) Pour le reste, et pour ces pauvres nègres notamment, qu'est-ce que vous vous voulez que je vous dise?
- Pourquoi les appelez-vous des "nègres"?" lança l'Instituteur, outré.
Le Curé releva un peu la tête et le chercha du regard au travers des gros verres sales de ses lunettes. Il finit par le trouver et haussa les épaules.
"Comment voulez-vous donc que je les appelle?
- Des Noirs, des Africains, des hommes?
- Cela va-t-il suffire à les rendre à la vie?
- Ce serait plus digne en tout cas. Le mot "nègre" est une insulte, vous le savez bien!
- Pas dans ma bouche, monsieur l'Instituteur. Pas dans ma bouche. Je suis bien plus vieux que vous. Je suis d'un autre temps en somme. C'était le mot de mon enfance. D'une époque où sur les bancs de l'école on m'a parlé des Peaux-Rouges, des Jaunes, des Blancs et des Nègres. On m'a appris ainsi le monde. Cela n'empêchait pas le respect. Chacun des hommes de chacune de ces couleurs est un enfant de Dieu. La haine ni le mépris ne résident dans les mots, mais dans l'usage qu'on en fait. Mais si vous voulez que je dise "Noirs" pour ces hommes, je dirai "Noirs". Je le ferai si cela peut vous calmer et vous faire plaisir. Ils n'en demeurent pas moins morts."
Il alluma la télévision . Cela ne lui arrivait plus très souvent. Un homme politique y parlait. Il avait la soixantaine bronzée et une dentition aveuglante. Le Docteur coupa le son. La politique ressemblait à tous ses frères bonimenteurs avec leur peau soignée sous le maquillage épais, leurs cheveux teints ou réimplantés, leur cou joliment souple de dindon bien nourri qui s’échappe de cols de chemises d’un éternel bleu clair.
Les morts allaient faire payer aux vivants leur indifférence. Ils avaient traité le corps de leurs frères humains comme des dépouilles animales. Ils avaient choisi le silence plutôt que la parole. Ils allaient en être punis.
Le monde est devenu commerce, vous le savez. Il n'est plus un champ du savoir. La science a peut-être guidé l'humanité pendant un temps, mais aujourd'hui, seul l'argent importe. Le posséder, le garder, l'acquérir, le faire circuler.
Qu'est-ce que la honte, et combien la ressentirent? Est-ce la honte qui rattache les hommes à l'humanité? Ou ne fait-elle que souligner qu'ils sont irréversiblement éloignés? (P.201)